vendredi 26 avril 2024

26 avril 1946, l'arrestation de l'abbé Cariou à Douarnenez



Maurice Zeller

Parmi les agents français du Sicherheitsdienst (SD), le Service de sûreté de la SS, Maurice Zeller, né en 1895, était sans aucun doute le plus redoutable. Ancien officier de marine, puis pilote de chasse dans l’Aéronavale, blessé au cours d’une mission, il est titulaire de la Croix de guerre 14-18. Membre des Croix de Feu et du PSF du colonel de La Roque, comme beaucoup d’ancien combattants, il sera rayé des cadres d’active à la suite d’une affaire d’opium. Ce qui aura pour conséquence, en 1939, d’être refusé alors qu’il voulait s’engager dans la marine pour la durée de la guerre. Qu’en aurait-il été de son destin dans le cas contraire ?

Fin septembre 1940, alors qu’il réside chez sa belle-mère à Erquy, il tombe à la mer alors qu’il faisait du canoé et est sauvé de la noyade


par deux jeunes soldats allemands avec qui il va se lier d’amitié. Au mois d’août 1941, Zeller, qui ne s’entend pas avec son épouse, s’engage dans la LVF. Un mois plus tard, il est dirigé sur le camp de Deba, en Pologne, où il est nommé capitaine avec une tenue de la Wehrmacht et fait la connaissance de Doriot. Fin octobre 1941, son bataillon quitte Deba pour Smolensk avant de monter en ligne. Le bataillon prend ensuite la direction de Moscou. Mais, le 28 novembre à Novonicolaïevske, il tombe malade et est évacué sans avoir combattu ! A Smolensk, il avait adhéré au PPF par sympathie pour Doriot qu’il vient de connaitre. Evacué sur Breslau, il est rapatrié en France jusqu’en janvier 1942. Renvoyé sur Breslau, où se trouvait une compagnie de la LVF, il est de nouveau reconnu inapte au combat.

Dégagé de toutes obligations militaires, il est alors nommé délégué de la LVF à Saint-Brieuc, où les recrues ne se précipitent pas.  La LVF étant devenue « Légion Tricolore », il est relevé de ses fonctions et se retrouve sans ressource. C’est alors qu’il rencontre le capitaine Maschke, de la Feldkommandantur de Saint-Brieuc, qui promet d’intervenir en sa faveur, moyennant quelques services, et qui le met en contact avec un certain Fischer, du SD, qui lui propose de faire du renseignement.

Commence alors l’engrenage, avec une première mission à Saint-Quay-Portrieux, où Zeller réussit à identifier les auteurs de bris de vitrines sur les commerces des « collabos » du port, des jeunes gens de la société Saint-Quay-Sport, et rédige un rapport pour Fischer. Ce sera la tragédie du « Viking », ce bateau à bord duquel une vingtaine de jeunes quinocéens, se sachant recherchés par le SD, vont tenter de rejoindre l’Angleterre. Arraisonnés au large de Guernesey par une vedette allemande le 5 avril 1943, tous seront déportés en Allemagne. 13 d’entre eux ne reviendront jamais. Jusqu’à la fin de l’année, les missions vont s’enchaîner dans les Côtes-du-Nord, avec à chaque fois leurs lots d’arrestations et de déportations, jusqu’au jour où, alors qu’il est sur sa bicyclette, il va essuyer des coups de feu tirés par un homme caché derrière un talus à l’entrée de Plouha. Fischer fait alors comprendre à Zeller qu’il était « grillé » sur le département et lui propose d’exercer désormais ses talents sur le Finistère.

Fin février 1944, Zeller occupe à Quimper dans une chambre réquisitionnée par le SD rue Saint-François, chez… Adolphe Le Goaziou, le libraire résistant, sous le nom de Georges Évrard, ingénieur à l’organisation Todt. Il se présente ensuite à la villa « Mimosa », siège du SD, où il reçoit les instructions de l’Obergefreiter Henry Armand, de son vrai nom Huschtebrock, 35 ans, un allemand parlant parfaitement le français, plusieurs langues et, d’après certains témoins, un peu le breton. Avant-guerre, il avait fait l’objet d’une condamnation à mort pour espionnage à la poudrerie de Pont-de-Buis.

Parmi les missions que lui confie aussitôt Henry Armand, il y a celle de l’abbé Cariou, soupçonné depuis longtemps d’être un agent actif de la Résistance et peut-être même de l’Intelligence Service et de prendre une part active à l’organisation des départs clandestins pour l’Angleterre et l’évacuation des aviateurs abattus. Henry Armand dit à Zeller qu’il avait déjà envoyé plusieurs de ses agents sans me les nommer, mais qu’aucun d’eux n’avaient réussi à obtenir la moindre précision au sujet de son activité. Lorsqu’il opérait dans les Côtes-du-Nord, Zeller avait mis au point un stratagème particulièrement efficace pour s’attirer la confiance des résistants. Essentiellement des membres de réseaux de renseignement ou de filière d’évasion vers l’Angleterre. Il s’était fait imprimer des papiers à lettre à en-tête « République Française – Comité National de Libération – Sous-Secrétariat à l’Organisation », avec un ordre de mission pour organiser des Comités composés de personnalités sûres destinées à assurer l’administration locale lors de la Libération. C'est ainsi qu'il avait fait arrêter le notaire Le Verger à Loudéac. Soucieux de renforcer l’effet que pourrait produire ce papier à en-tête CLN auprès de l’abbé, Zeller se fit établir des cartes d’identité de chargé de mission avec un cachet portant les mentions « Liberté – Egalité – Fraternité » et, dans le milieu, « CLN secrétariat à l’Organisation », ainsi qu’un autre cachet rectangulaire portant sut trois lignes la mention « British Expéditionary Forces ».

Après avoir réfléchi sur les moyens à employer pour entrer en relation avec l’abbé Cariou, Zeller met sur pied une histoire qui devrait lui permettre d’obtenir les résultats escomptés. Toujours à l’aide de son papier à en-tête du CLN, il rédige une lettre « Mon cher ami. Il ne m’est pas possible de vous rendre moi-même le service que vous me demandez mais adressez vous pour cela à l’abbé Cariou de Douarnenez. Signé : Coffec ».

Interrogatoire de Maurice Zeller. PV du 16 novembre 1945 (80 pages) :

abbé Cariou

« Je me suis donc rendu à Douarnenez et je me suis présenté au presbytère où j’ai été reçu par l’abbé Cariou. J’ai commencé par lui exhiber la lettre en question en lui disant qu’un de mes amis, sans précision, m’envoyait à lui. Il a examiné minutieusement la lettre et après avoir réfléchi un instant il m’a dit qu’il avait connu autrefois un Coffec qui était devenu officier de marine. Je lui ai répondu qu’il s’agissait certainement du même car celui qui m’avait écrit était également officier de marine. L’abbé Cariou n’insista pas sur ce point et me pria de lui dire en quoi consistait le service que j’avais à lui demander.
Je lui ai alors expliqué que mon fils étudiant à Paris avait été mêlé quelques temps auparavant à une rixe au quartier latin au cours de laquelle un soldat allemand avait été tué. Deux de ses camarades ayant été arrêtés et l’un d’eux fusillé depuis, mon fils craignait d’avoir été signalé par ses camarades et d’être arrêté à son tour.

Pour échapper aux recherches mon fils qui résidait avec moi à Paris, avait dû aller se réfugier dans une ferme située dans une localité des environs de Dinan. Là, d’autres jeunes faisant pression sur lui pour l’incorporer dans un maquis, mon fils m’avait fait savoir qu’il craignait d’être embrigadé dans des équipes se livrant plutôt au pillage qu’à une véritable résistance.

L’abbé Cariou a été de mon avis pour reconnaître que malheureusement beaucoup de jeunes sous couvert de patriotisme passaient leur temps à faire des attaques à main armée qui n’avaient rien à voir avec la lutte contre l’occupant. En conclusion de cela j’ai déclaré à l’abbé Cariou que mon fils et moi-même désirions qu’il parte en Angleterre afin de contracter un engagement dans l’armée française.

Après avoir terminé mon exposé, l’abbé Cariou réfléchit un bon moment puis me déclara qu’il s’était tout d’abord méfié de moi mais qu’à présent il voyait à qui il avait à faire et qu’il allait s’occuper de ce que je lui demandais. Je pris donc congé de lui en lui déclarant que je reviendrais le voir dans quelques temps.

Au cours de ma visite suivante, l’abbé Cariou me dit qu’il s’était occupé de mon fils mais que pour le moment en ce qui le concernait, son passage en Angleterre se heurtait à quelques difficultés. D’abord le départ d’un bateau clandestin de la région de Douarnenez était à peu près impossible car depuis un certain temps la côte était extrêmement surveillée, car en février un bateau de pêche ayant à son bord une trentaine de personnes s’était échoué dans le raz de Sein et une bonne partie de son équipage avait été fait prisonnier.

Ensuite, entre ma première visite et celle-ci, il avait reçu des instructions pour ne plus faire passer en Angleterre de Français s’ils n’étaient nominativement désignés ou autorisés. Il ne précisa d’ailleurs pas de qui et comment il avait reçu ces instructions. Sur le moment, je n’ai pas insisté pour essayer de savoir car cela ne rentrait pas dans la personne que je représentais. Il ajouta qu’il avait reçu des ordres pour ne rapatrier uniquement que des aviateurs abattus dans la région. Je fis semblant d’être très ennuyé de cette mesure et je lui ai demandé s’il ne pouvait pas obtenir pour mon fils l’autorisation exigée. L’abbé Cariou me répondit que cela ne lui était pas possible et il me suggéra que M. Coffec était bien placé pour cela.

Je suis resté en relation avec l’abbé Cariou pendant deux mois environ et en tout j’ai eu cinq ou six entretiens avec lui. Au cours de l’une de ces entrevues je me suis rendu chez lui avec un jeune homme du service d’Henry Armand, que j’ai présenté à l’abbé comme étant mon fils. L’abbé l’a fortement encouragé de persévérer dans sa résolution d’aller s’engager dans les troupes françaises.


Il m’indiqua une personne à qui je devais m’adresser pour obtenir satisfaction. Il s’agissait de M. Salaün, directeur de l’école du Likès à Quimper. Sur ma demande il me donna un mot m’introduisant près de M. Salaün lui disant que j’avais un service à lui demander. Il authentifia le mot en y apposant le cachet de sa paroisse.

A Quimper, je me suis présenté à M. Salaün à qui je remis le billet de Cariou. La première fois je n’eus avec lui qu’un très court entretien et je n’ai fait que lui exposer l’intention de mon prétendu fils. J’ai eu l’impression que Salaün était habitué à recevoir des visites analogues à la mienne car dès que je lui ai montré le mot de Cariou il me dit : Je me doute du service que vous avez à me demander.

A la seconde visite il me dit qu’il avait rencontré la personne qui s’en occupait et que d’ici quelques jours il pourrait me fixer le rendez-vous auquel mon fils devait se rendre.

Je suis revenu le voir assez rapidement durant sa classe mais j’ai eu l’impression que son attitude n’était plus la même. Je me suis donc demandé si ce changement provenait du dérangement que lui causait ma visite ou des soupçons qu’il avait pu avoir à mon égard pour une raison ou pour une autre.

De toutes ces affaires, j’avais établi après chaque entretien un rapport détaillé au nommé Henry Armand. L’abbé Cariou a été arrêté à une époque que j’ignore, quant à M. Salaün il a été appréhendé peu de jours après ma dernière visite par Henry Armand, un nommé Alex et moi-même. En même temps que M. Salaün, un professeur du Likès, le père Flochlay a été arrêté par la même équipe, mais en allant se changer dans sa chambre, accompagné d’Henry Armand, il a réussi à se sauver. Quelques jours après nous avons effectué des perquisitions dans tout le collège du Likès. »

Arrêté le 26 avril 1944, l’abbé Cariou sera déporté à Neuengamme puis à Dachau à la fin de l’année 1944. Il reviendra des camps au mois de mai 1945.

Zeller va continuer ses « missions » au service du SD jusqu’au mois de juillet 1944, cette fois-ci dans le Morbihan, avec la capture du lieutenant Marienne à Plumelec. J’y reviendrai plus tard.

vendredi 19 avril 2024

Mathurin Morvan, un résistant breton rescapé de Natzwiller-Struthof

La Résistance française aurait-elle commencé le 3 septembre 1939, comme l'affirma le général de Gaulle lors de son célèbre discours du 30 mars 1947 à Bruneval, le combat sous l'uniforme précédent la lutte clandestine ? Dans ce cas, Mathurin Morvan, né le 22 juillet 1911 à Plérin, marié, un enfant, en serait un parfait exemple.

Mathurin Morvan

Engagé volontaire pour 5 ans dans la marine, sorti quartier-maître de seconde classe, puis agent de la SNCF depuis 1937, il est mobilisé comme second maître fusilier dès l'entrée en guerre de la France, puis affecté au 2e dépôt de la flotte à Brest. Le 22 janvier 1940, il se voit confié la conduite vers Dunkerque d'un détachement de 150 marins pour les mettre aux ordres de "l'amiral Nord" Jean-Marie Abrial. C'est ainsi qu'il participa au "bastion 32", ces casemates qui servaient de QG aux forces françaises et alliées lors de la "bataille de Dunkerque" pour permettre le rapatriement du corps expéditionnaire britannique. Ce qui lui valut la Croix de guerre (1er juin 1940). Evacué vers l'Angleterre puis rapatrié en France, il est dirigé sur Cherbourg où l'amiral Abrial (qui rejoindra le régime de Vichy) avait replié son QG. 

Fait prisonnier par les Allemands, Mathurin Morvan va s'évader et regagner Saint-Brieuc à pied, pour être une des premières recrues de Maurice Poge, alias "Godin", chef du réseau de renseignement Confrérie Notre-Dame, CND-Castille, créé par le colonel Rémy, couvrant le secteur du littoral allant de Saint-Malo à Lannion. Une trentaine d'agents sur cette zone. Le groupe est démantelé au mois de mai 1942, probablement sur dénonciation. Poge est déporté en Allemagne, d'où il ne reviendra pas. Déporté lui aussi, Yvon Pageot reviendra. Mathurin Morvan, qui s'était réfugié à Paris, sera arrêté à la sortie de sa chambre pour être interné à Fresnes, 3ème division, cellule 253.

Le 9 juillet 1943, avec 54 autres prisonniers, il quitte la prison pour être transféré au camp de Natzwiller, où il arrive le soir-même. Il y restera jusqu'au 3 septembre 1944, date à laquelle les déportés ont été évacués sur le camp de Dachau. Le 6 janvier 1951, il a témoigné sur les conditions de détention endurées par lui-même et ses camarades :

"En arrivant au camp j'ai été employé comme terrassier à la grande carrière puis au service de désinfection du four crématoire. J'ai encore été employé peu de temps à l'épluchage des légumes de la cuisine. Le lendemain de notre arrivée au camp, mes camarades et moi, avons été employés à la corvée de cailloux au cours de laquelle de nombreux camarades disparurent. Cette corvée dura deux jours. Nous avons été conduits au sommet d'une côte située à proximité du camp, puis on nous a obligés à dévaler la côte à toute allure. Les SS et les kapos nous poursuivaient à coups de matraques et les chiens nous mordaient. En bas de la côte nous devions charger nos bras de cailloux et remonter la pente dans les mêmes conditions. Ces allées et venues étaient continuelles et certains d'entre nous, ne pouvant supporter la fatigue et les coups, moururent. En outre, lorsque nous étions arrivés presqu'au sommet de la côte, le nommé Seuss, dit "Créature" lançait sur nous un genre de civière à claire-voie. Cette civière tombait à chaque fois sur l'un de nous qui était assommé. Les autres camarades devaient prendre celui qui était assommé et le transporter en haut d'un talus d'où il était projeté dans un bas-fond. Le soir les Allemands venaient faire le tri. Ceux qui pouvaient se relever sous les coups de matraques partaient vers le baraquement, mais les autres étaient dirigés vers le four crématoire. Les camarades qui avaient pu rejoindre le baraquement étaient astreints à une douche froide. J'ai été témoin oculaire et direct de tous ces sévices pour les avoir personnellement supportés. Nos gardiens profitaient de toutes les occasions pour que les coups pleuvent sur nous. Ces faits ont duré deux jours. Le lendemain et le surlendemain de notre arrivée au camp. Je ne me rappelle plus le nom des victimes. La corvée de cailloux terminée, nous avons été conduits à la carrière de Kartofvelnkeller où les mauvais traitements ont encore été plus pénibles. Nous avions constamment un matraqueur, un SS et un chien derrière nous. Lorsqu'un camarade ne pouvait plus se trainer il était transporté par les autres sur la place où se faisait l'appel. Du fait qu'il ne pouvait plus travailler, il ne recevait aucune nourriture. Le lendemain il était transporté dans les mêmes conditions sur les lieux de travail. S'il ne pouvait pas travailler il était noyé dans une mare d'eau. On lui mettait dessus un gros caillou pour l'empêcher de sortir de la mare. Le soir, les survivants devaient transporter les morts sur la place où se faisait l'appel et les tenir debout pendant l'appel qui durait parfois deux heures. Ensuite ils les transportaient jusqu'au four crématoire crématoire. Je suis resté dans ce camp jusqu'au 3 septembre 1944. Là encore j'ai été témoin direct et oculaire des sévices exercés et des assassinats perpétrés. Tous les moyens étaient bons pour nous exterminer. Nous avons été prévenus en arrivant au camp qu'aucun d'entre nous n'en sortirait. Comme victimes des atrocités, je peux citer :

Menute, économe dans un hôpital de la région normande. Le secrétaire de la mairie de Broons je crois. Comme survivants je me rappelle l'abbé Bidault qui doit être professeur dans un collège d'Alençon (1). Roger Chanteloup, chef de brigade à la surveillance de la gare Saint-Lazare. François Tanguy, pont de l'hôpital à Pontivy (2). 

Les faits se sont passés au camp de Natzwiller entre le 9 juillet 1943 et le 3 septembre 1944. La corvée était commandée par Kramer assisté du nommé Seuss, dit "Créature", Hermann Traut, dit "Fernandel", le kapo Koln était le matraqueur. J'ajoute aussi qu'une centaine environ de déportés passaient journellement au four crématoire. François Tanguy, je me rappelle la mort de Joseph Laboureau, de Messac ? Isidore Le Corre de Kergrist (3). Raymond Devos, arrêté le 22 mai 1942 à Saint-Brieuc, déporté au Struthof du 8 juillet 1943 au 1er février 1944 (4). Maurice Poge de Saint-Brieuc, décédé aussitôt (5). Louis Le Deuff de Rennes (6). Louis Turban, SNCF à Rennes (7). Ernest Delaunay, de Brélévenez. Arrêté à Lannion le 22 mai 1942, déporté au Struthof du 9 juillet 1943 au 4 septembre 1944 (8). Morts : Louis Le Deuff de Rennes. Un prénommé Etienne de Montfort-sur-Meu (9). Turban de Rennes."

Mathurin Morvan sera libéré par les Russes dans le village de Röbel, après l'évacuation du camp de Ravensbrück. On peut remarquer que les déportés qu'il cite sont tous des agents de réseaux de renseignement ou de filières d'évasion vers l'Angleterre, CND-Castille étant particulièrement bien implanté en Bretagne. Ces réseaux vont subir une implacable répression et être démantelés en 1942 et 1943. D'où une moyenne d'âge de ces déportés plus élevée que celle des jeunes maquisards.

(1) Il doit s'agir de l'abbé Paul Bidault, surnommé "le curé rouge", né en 1904, membre du réseau Alliance au Mans.

(2) François Tanguy, né en 1907 à Cléguérec, déporté le 11 novembre 1943 à Natzwiller puis transféré à Dachau où il est libéré  le 29 avril 1945.

(3) Isidore Le Corre, né en 1910 à Croixanvec (56). Son crime fut d'avoir recueilli des aviateurs américains après que leur appareil avait été contraint d'effectuer un atterrissage forcé près de Saint-Caradec le 29 mai 1943. Arrêté le 7 septembre 1943 puis déporté, il décède le 5 avril 1944.

(4) Raymond Devos, né en 1901 à Tourcoing, alias "Visseaux", réseau CND-Castille à Saint-Brieuc. Arrêté le 22 mai 1942, revient des camps le 22 mai 1945.

(5) Maurice Poge, né en 1888 au Mans, alias "Godin", chef du réseau CND-Castille à Saint-Brieuc. Arrêté le 22 mai 1942, décède au Struthof le 19 juillet 1943.

(6) Louis Le Deuff, né en 1894 à Saint-Caradec (22), agent du réseau Overcloud, sous les ordres de Louis Turban. Arrêté le 13 mars 1942 à Rennes. Déporté le 8 juillet 1943 à Natzwiller où il décède le 21 février 1944.

(7) Louis Turban, né en 1901 à Villeneuve-sur-Seine, ingénieur principal SNCF. Membre du réseau Overcloud. Arrêté le 3 février 1942. Déporté le 8 juillet 1943 à Natzwiller où il décède le 10 mai 1944.

(8) Ernest Delaunay, né en 1907 à Ploubazlanec, revient des camps le 13 mai 1945.

(9) Il doit s'agit d'Etienne Maurel, né en 1915 à Bollène (84). Secrétaire de mairie, membre du réseau Overcloud. Il est arrêté le 12 février 1942 à Montfort-sur-Meu puis interné à Fresnes le 20 mars 1942. Déporté à Natzwiller le 8 juillet 1943 où il décède le 23 août 1943.

Maurice Poge

Raymond Devos






Louis Turban

samedi 17 février 2024

Capitaine Crochet

Sur l'air de Joyeux anniversaire, avec un chœur de bougies. 

Pour JRLN

Il est des anniversaires qui se suivent et se ressemblent. Notre-Dame attendra encore un peu, mais comment ne pas y penser en ce lendemain de nuit du 4 au 5 février ? Même si certains, qui préfèrent la nommer Votre-Dame, rappellent que ce sanctuaire "de la sacralité d'Etat" (Frédéric Le Moigne, "1944-1951 : Les deux corps de Notre-Dame de Paris" (1) fut un temps la maison du cardinal Suhard, qui y donna en si belle compagnie la si belle messe du 26 avril 1944.

L'événement commémoré, qui s'est produit il y a trente ans, n'est pas une messe, mais une émeute, ou plutôt, sa conséquence immédiate, l'incendie du parlement de Bretagne. Pourtant à l'époque, personne ne parlait de parlement mais on disait palais de justice, ce qu'il est encore, quoique à l'échelon supérieur de cour d'appel. A l'époque, on n'entrait pas dans un monument historique, on ne béait pas sous du Coypel, ce n'étaient pas les explications des guides du patrimoine qui résonnaient dans la salle des pas tordus. Les marches du palais, le perron, privé depuis 1960 de ses statues du XVIIe, menaient à des salles d'audience au sols froids, aux murs froids, aux voix roides de la justice qui se rend. Et au faîte du toit, l'hermine ne faisait pas soldat de plomb entre deux lys d'or. 



Un beau jour de 1972, passé les cordons casqués avec nos tracts sous des poireaux, nous envahîmes les lieux en solidarité avec les accusés qui passaient devant la cour de sûreté de l'Etat à Paris. Comme du haut des falaises de la Cinquième Avenue, il pleuvait des confettis FLB sur le perron que reconquéraient les crosses des brigades de l'ordre public. 

Un autre beau jour de 1974, en compagnie d'un copain mineur, je comparaissais à huis-clos pour dégradation d'édifice public. Le troisième larron, majeur de peu, eut droit aux feux de la rampe en ces temps où les murs étaient feuilles de poèmes. C'est une collègue de maître Yann Choucq que nous avions chargée de tempérer les ardeurs du procureur, ce qu'elle fit en grand costume et sans frais. On écopa quand même un peu. 



Bien sûr, personne n'avait oublié que l'hermine n'y figurait pas à l'origine pour border l'épitoge des magistrats. Manif bretonne à l'angélus, défilé devant le palais de justice. Les portes étaient grandes ouvertes, ça avait l'air vide. Flottait un drapeau tricolore sur le balcon central. C'est alors que Guy Caro dit à Kristian : "On monte le décrocher pour mettre un gwenn ha du !" Aussitôt dit, aussitôt fait. On grimpe les marches, se retrouve dans la grande salle des pas perdus, personne, "j'ouvre la porte-fenêtre et tente de décrocher le drapeau de sa hampe sous les applaudissements des gugusses de la rue Victor Hugo, quand tout à coup les lumières s'allument et deux gendarmes sortent d'une salle d'audience ! Je me fais embarquer, évidemment. En bas ça crie : "Libérez nos camarades !" Caro a réussi à s'échapper pendant que les pandores m'emmènent par une porte arrière vers la cour intérieure et me conduisent au poste de police où j'ai passé la nuit. Il n'y avait rien de méchant, ni effraction, ni dégâts, le drapeau restitué..."

Tout ceci avait eu lieu au palais de justice de Rennes. Comme c'est le palais de justice que, ce jour de 1994, encerclent les marins-pêcheurs bretons et manifestants venus les soutenir. "J'en ai encore l'odeur des lacrymo dans ma tête. Avec un copain nous nous étions réfugiés dans le bar La Cité d'Ys, rue Vasselot, le bar des militants bretons à l'époque. Les CRS chargeaient pour repousser les marins-pêcheurs au sud de la Vilaine, de l'autre côté des quais. L'air était irrespirable. Les manifestants venaient dans le bar pour respirer un peu et Pedro, le patron, avait organisé une cagnotte pour leur payer une bière avant qu'ils ne retournent au combat. Les CRS en ont pris plein la gueule, ou plutôt les jambes, avec les fusées de détresse en tir tendu. Puis dans la nuit, de mon quartier en hauteur, j'ai vu cette lueur étrange au dessus du centre-ville. Nous avons vite compris. Le spectacle était dantesque, entre les dégâts laissés par la manif, il y avait même un bus encastré dans l'angle de la bijouterie Prieur au bas de la place, et les pompiers."

Certains se sont alors peut-être rappelé cette phrase de la marquise de Sévigné demandant, le 10 novembre 1675, si "l'armée de Catalogne s'en va punir Bordeaux comme on a puni Rennes" durant l'insurrection des Bonnets rouges. 

Jean-Bernard Chalette, Allégorie de la révolte du papier timbré, 1676, Rennes, musée des Beaux-Arts


Somme toute, palais de justice, parlement, la différence ? Sis à Rennes, il avait été instauré par le pouvoir royal deux décennies après l'édit du Plessis, dit d'Union. Mettant fin à l'indépendance du duché, il avait institué les libertés de la province nouvellement rattachée à la couronne capétienne. Tous les députés n'en étaient pas originaires, un principe du fonctionnariat s'appliquant déjà en ce qu'on ne recrutait pas que local.

Bonnets rouges ou bleus, le palais-parlement est donc un de ces lieux où souffle l'esprit de révolte. 

4 février 1994, ça pète de partout dans le centre-ville. La colère enfle dans le goulot d'étranglement de la rue Edith-Cavell. Juge instructeur, Van Ruymbeke entend la marée gronder. Le garrot policier ne suffit pas à l'étancher et la place du palais est inondée. Le vent était à l'ouest sud-ouest. Mais les gars de la Turballe ou du Diben s'en fichent : le pavé fait d'autres remous. La pluie n'est pas d'eau, le brouillard attaque les yeux et la gorge et les détonations ne viennent pas de la coque. A un moment, une détresse fusa, des heures couva, enfin embrasa. Passé minuit, la justice de bois et de papier partit en fumée : nuit de pluviôse où "il pleuvait du feu" (un pompier).

A quelque chose malheur est bon. Une fois passée la gueule de bois (calciné), ce fut la divine surprise. Un "phénix" renaquit de ses cendres, entend-on-dire. Le Vésuve n'a-t-il pas embaumé de lave des bibliothèques à présent lisibles par spectrographie ? Le réchauffement climatique ne résout-il pas bien des énigmes suite à la fonte des glaciers ? Haro, donc, sur les repeints de la République : voici le Grand Siècle et celui des Lumières ! Le feu a révélé des fresques de la splendeur du parlement ! Résultat de la grande marée de la veille, des angelots tendant leurs doigts potelés et exhibant leurs fesses rebondies aux députés de la province domptée. On restaure ce qui peut l'être, avec, cerise sur le kouign-amann, le carton du (second) mariage d'Anne de Bretagne, l'ado résignée, comme l'a qualifiée l'historien non autonomiste, celui-là, Georges Minois, avec le roi de France Charles VIII (Georges Minois, Anne de Bretagne, Fayard, 1999, p. 275-292). 

Carton de la tapisserie représentant le (second) mariage d'Anne de Bretagne, dévoilé le 13/09/2017. (6x5 m, parlement de Bretagne. Rennes)


Il n'y a ni grande ni petite histoire. A quelqu'un malheur fut grand en cette nuit de pluviôse de 1994. Trente ans en deçà. Son souvenir me hante dès que le parlement rayonne de l'après-minuit toutes flammes de détresse. On ne saura jamais quelle main brandit la fusée qui mit le feu aux poutres. Moi, je vois un corps courbé, une main qui frôle le pavé et saisissant une lacrymo se fait pulvériser avant d'avoir pu la renvoyer à l'expéditeur. Rien à faire à Pontchaillou, plus rien à recoller dans cette chair en charpie, tandis que, là-bas, la charpente s'effondrait et que fondait l'armoire métallique de van Ruymbeke.

Des mois plus tard, le Finistérien reprenait la mer, mais c'était capitaine Crochet. Il n'a cessé de naviguer, de débusquer le poisson jusque dans l'océan Indien, tenant son palais de peine contre vents et marées d'une main de fer. "Déjà trente ans, j'arrose ça tous les jours et ça repousse pas... vive la révolution".

1 - LE MOIGNE Frédéric, 1944-1951 : les deux corps de Notre-Dame de Paris, Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n° 78, avril-juin 2003, p. 75-88.

Hervé ha Kristian




samedi 2 décembre 2023

Quiquengrogne ou les gardiens de la Constitution

    Alerte ! Alerte ! (sur l’air du Trouvère de Verdi). Téléspectateurs, sachez qu’une sorcière envoûte la chaîne et déchaîne l’unité républicaine. La France prend fin à grands feux ! Mais, ne perdons pas espoir, ça résiste. Trois semaines de grève, des journaux miniature, privés de direct : voilà le prix à payer pour que la France ne périsse pas. 
    «France Télévisions a l’idée derrière de supprimer l’info nationale et internationale sur France 3.» (Le Télégramme, 22.11.23) Plus de nation : que des régions. Mais quelles régions ? 
    Et, comme par hasard, «toutes les régions, sauf la Corse, ont déjà été touchées» par la grève (Le Monde, 21.11.23). 
    La Grande Sorcière s’est penchée sur le berceau d’Ici, a effleuré l’enfant de sa baguette infernale. Qui donc serait aveugle pour ne pas comprendre de quoi il retourne (et ce dont elle détourne) ? Trève de naïveté : la patronne des chaînes est devenue la meilleure alliée des dépeceurs de République, de ceux qui n’aiment pas la France. Redisons-le : «all’erta ! all’erta !» (Il trovatore, acte 1, scène 1)
    Chaque région en prend pour son grade. La Bretagne résiste, mais jusqu’à quand pourra-t-elle tenir ? Par bonheur, la Corse demeure une exception, après tout c’est une île, et les îles ont l’habitude des port(e)s de sortie, exit en anglais. Mais la Bretagne ? ces trois doigts plein ouest avec le pouce normand en arrière-garde, péninsule vigile de l’Hexagone, que dis-je, de l’Europe, du continent eurasiatique, un cap, comme le nez de Cyrano. Allons- nous vers un Breizhxit à la mode écossaise ou catalane ? 
    Heureusement, il y a une constitution. Le meilleur rempart contre l’émiettement de la France. Du haut de ses créneaux se profilent une gardienne et un gardien, regard à l’affût et doigts sur clavier, qui placent l’amour de la France bien au-dessus des tours de la citadelle sur laquelle ils veillent sans relâche, prêts à tirer sur tout ce qui bouge. Hélas, la tâche est ample, longue, exténuante, et l’ennemi passe quand même. Cette grève, qui n’est pas sans effets, n’emporte pas l’adhésion de tous. Et la gardienne et le gardien n’ont pas vu se faufiler la sorcière, déjà ils manquent de voix, leurs mousquets sont encrassés. Nous parlerons pour eux. 
    Autonomiste, séparatiste, indépendantiste, régionaliste, ethnorégionaliste : voilà les ASIRE! Leur meilleur soutien est cette ancienne élève de grande école, elle aussi, (Centrale), et née en périphérie. Encore voit-on que ce n’est pas n’importe laquelle. 

    ASIRE : le sigle qui recouvre la machine dépeceuse, marque de la tronçonneuse qui entame, ampute et gangrène l’Une-et-indivisible. Il ne faut pas faire comme si : ça y est, c’est en marche, ici, là, là-bas. La peste ASIRE. La gardienne et le gardien savent de quoi ils parlent. ASIRE ce n’est pas une révolution, mais une destruction. D’Écosse en Corse, l’Europe est transformée en un puzzle mortel qui, à mesure qu’on ôte l’une de ses pièces, révèle la couleur de fond : le brun ! Car, en effet, pour la fine bouche, ASIRE cache deux I : indépendantiste, identitaire ! 
    La démonstration pourrait s’enrichir du cas irlandais, mais c’est un peu tard : les armes allemandes débarquées sur le solitaire rivage de Banna (comté de Kerry) avaient été livrées par le Deuxième Reich. 
U-boot 19. Roger Casement, marqué par une croix, avant la livraison d'armes du Vendredi Saint 1916 (Padraig Og O Ruairc, Revolution, Cork, 2011).


    La récente république d’Islande, avec sa population équivalant à celle de Rennes et de Brest réunies, c’est trop loin. On laissera aussi de côté ces confettis qui mouchettent d’exotique archaïsme le visage de l’Europe, San Marino, Liechtenstein, Città del Vaticano ; Andorra et Monaco restent sous bénéfice de doute grâce au partage. Mais surtout, ne rentrons pas dans les Balkans, ne remontons pas dans le temps si plastique des cartographies, des dessinateurs de frontières avec leur poker menteur. Mieux vaut rester entre nous, ici, en France. Que serait un Hexagone à cinq côtés ? quatre, comme un cercueil ? on n’ose poursuivre l’émiettement, si semblable à celui de l’Europe, qui à ce titre rejoue à grande échelle l’opposition Jacobins/Girondins (pour ne pas parler des Blancs).          ASIIRE, donc. Le second I, pour identitaire, fait mal. C’est sa raison d’être. Jadis et naguère, on disait facho. Mais l’emploi s’est oralisé. Par écrit, on est censé prendre le temps de penser, de tourner sept fois en l’air ses doigts avant de taper sur le clavier. Mais faut-il entendre : identitaires comme l’antonyme d’altéritaires ? Doit-on postuler, dans un argumentaire bien ficelé, deux grands partis, deux grandes postures, ceux qui défendent le même, et leurs opposés ? La question mérite d’être posée car elle montre qu’«identitaire» est une insulte plus qu’un concept. Son emploi fait l’économie d’une pesée dialectique. C’est un terme cartouche. Je préfère celui de facho : les «identitaires» sont des fachos, point barre. Comme en cuisine, réservons le terme potentiellement dialectique en soi pour des plats plus fins. 
    Donc, fachos et identitaires mis à part, de quoi (et non de qui) parlons-nous ? De ce qui agite les méninges des catastrophistes de toujours ? Chaque année suivant le grand tremblement de terre dit de Lisbonne (Fès aussi s’est écroulée), en 1755, des prophètes se levaient qui annonçaient, le jour anniversaire, la fin du monde. L’exemple est bon car il est ancien. Il illustre une attitude mentale courante, pour ainsi dire, une constante anthropologique, et non une position intellectuelle, de caractère idéologique ou politique. À la rigueur, on insistera sur le caractère religieux de tels phénomènes, mais la notion de religiosité s’applique à toute conduite de type rituel, gestes et pensées profanes inclus : on peut respecter religieusement la constitution laïque de la République française. En latin, relegere est l’antonyme de neglegere
    Restons donc entre nous. La France d’outre-Loire et Couesnon est notre objet. Notre objet chéri : n’avons-nous pas quelques attaches profondes, disons des liens, pour ne pas tomber dans le racinaire qui, par étymologie, tombe dans le radical, ni l’identitaire, dont nous savons à quoi nous en tenir. C’est ce chérissement qui importe : jusqu’où peut-on aller par empathie, par adhésion spontanée, ou encore, pour parler comme les moralistes vieille France, par le cœur, la passion ? Certes, il faut tête froide garder : la constitution est là pour mettre un frein aux passions désordonnées du citoyen tel qu’en lui-même et de la communauté à laquelle il appartient. Mais que faire lorsque le cœur d’un habitant d’une région lui dicte un amour, non pas forcément supérieur, mais plus intense pour celle-ci à l’amour qu’il doit porter à l’ensemble des régions dont l’État est formé ? Un amour à deux étages est-il la seule solution ? Le principe de subsidiarité peut-il dicter des attitudes affectives ? Car c’est bien cet ordre de phénomènes qui affleure, par en dessous donc, et dont il s’agit dans nos positions assumées, raisonnées, ouvertes au débat. Le primum mobile du politique, c’est la passion, mais elle n’en est pas le dernier mot, sinon il n’y aurait pas de politique. Le calcul vient toujours après. Dès lors une passion n’est pas ethnique. La gardienne et le gardien voient mal dans cette nuit entre chiens et loups et où tous les chats sont plus que gris. 
    L’ethno-régionalisme n’est pas une variante du régionalisme. C’est un concept formé par des géographes des années 1960. C’est une approche géocentrée sur le niveau micro de la région. Ainsi les recherches de David Maynard, un New Yorkais devenu Rennais pendant deux ans, portent sur le «mouvement social ethnorégionaliste breton». Compte rendu de sa thèse de 1991, Ideology, collective action and cultural identity in the Breton movement, western France, (Faculté d’anthropologie de l’université de la ville de New York) : «Sur la base d'un travail anthropologique de terrain mené en 1985-1987, les interconnexions entre la production d'idéologie, l'action collective et les expériences de vie des participants au mouvement sont examinées afin de construire un récit holistique d'une culture de résistance contre-hégémonique.» Trente ans plus tard, l’ethnorégionalisme, de catégorie anthropologique, est traité sous la plume du gardien de la forteresse de l’Une-et-indivisible comme une catégorie politique dépréciative. C’est la jonction de l’ethnique et du régional qui fait plaie : ethnie égale identité, région égale anti-nation. Un juriste qui clame sa spécialisation en droit constitutionnel se doit d’éviter les amalgames. Chaque mot simple compte, chaque mot composé se décompte. Faisons comme Stendhal : lire le Code civil avant de s’endormir. L’ennemi, c’est la boursouflure sémantique. 
    Back to fundamentals : la préférence pour le local. Pour Miguel Torga, l’universel, c’était le local moins les murs. 



    Quand ce local est à forte détermination culturelle, dont l’existence de pratiques linguistiques différenciées, menacées ou non, avec la richesse expressive que cela entraîne dans tous les domaines de la vie, il ne faut pas s’étonner que fleurissent des formes d’expression, de reconnaissance et de revendication tout aussi différenciées. Le politique étant le niveau conceptuel ultime par lequel se débattent et se décident les destinées collectives, il ne faut pas non plus s’étonner, voire à crier au loup, que les passions de cet ordre prennent place, cherchent à se faire entendre et à influencer le cours des choses, à l’évidence, démocratiquement. 

    Le gardien et la gardienne aiment à faire rimer leur rôle avec historien et historienne. L’historien (masculin de généralité) est comme le poète, il a toujours raison. En revanche, sa raison n’est pas dans les mots, mais dans les faits. Et le fait est que l’ethnorégion Bretagne a donné dans la peste brune. Mais est-ce la couleur de fond du puzzle ? en a-t-il toujours été ainsi ? 



    Oui, les fachos sont là, en 2023, oui, une marée brune s’observe, qui incruste ses dépôts quand elle semble se retirer pour un moment. Oui, des Bretons ont collaboré avec les nazis, les uns, par la plume, les autres, une centaine, la mitraillette. Et avant de collaborer, ils ont tenu des propos aujourd’hui inacceptables et impardonnables. Oui, ceux-là ont franchi le Rubicon, prenant pied sur le territoires des papes de la haine et de la violence. Oui encore, et toujours, les non-assez-épurés (avec Pierre Hervé, on se rappelle que la Libération a été trahie (1) ont repointé le bout de leur nez, plume et mitraillette en moins. Les uns, responsables de leurs paroles, les autres, de leurs actes. Mais sont-ce ces paroles et ces actes qui donnent leur couleur aux paroles et aux actes de la génération suivante ? Les enfants, petits-enfants, redevables à leurs pères et mères (des femmes aussi ont surfé sur la marée brune de la Seconde Guerre mondiale) ? Les inquisitions ibériques ont condamné des chrétiens, dits alors chrétiens nouveaux, parce que leurs arrière-arrière-arrière-arrière-grands-parents avaient été juifs. Comme si (une locution peu historienne) la génération des lendemains de guerre avait été élevée dans l’entre-deux-guerres. 
    Mais cette histoire-là ne date pas d’hier. Elle est précisément l’histoire qu’ont commencé à écrire ceux de cette génération, et ce, bien avant le gardien et la gardienne. Pour faire bref, Alain Déniel l’avait prévu dans son livre édité chez Maspero voilà presque un demi-siècle : «Bien des esprits se trouvèrent portés à assimiler le mouvement breton à la collaboration ou même à ne voir dans l’Emsav qu’une création de l’Allemagne hitlérienne […], une séquelle du nazisme.» 
    La Bretagne a droit à une mémoire un peu plus longue, étoffée, et débarrassée des hardes de ces soldats de néant. Juste deux exemples. Ce ne sont pas forcément des Bretons dits de souche (gardons les racines pour les mots) qui ont porté haut son particularisme. Dans les années 1570, un médecin normand, Roch Le Baillif, y croyait dur comme fer et, pour honorer la jeune province, il l’a dotée d’un fondateur nommé Armoreus, fils d’Énée, celui de Rome, tout en épousant la thèse du breton comme langue d’origine grecque défendue par l’historien de la Bretagne, Alain Bouchart. Ce cocktail bien à la mode de l’époque reflète et l’absence des murs et le choix du local. Ça n’empêche pas l’amour des vieilles pierres : «Ce sont les gens de boutique qui corrompent le plus la Bretagne. […] On fait sauter les rocs un peu partout. […] C’est à présent, de tous côtés, les hôtels, les hangars, les bicoques d’Asnières et d’Ostende.» André Suarès à Albert Chapon, 5 septembre 1911. Pour un peu, en 1970, le juif breton de Marseille aurait plastiqué un bulldozer à remembrement. 

André Suarès, "L'adieu", Le livre de l'émeraude (Calman-Lévy, 1902) ; eau-forte gravée par Auguste Brouet dans l'édition de 1927.


    Mais de tous ces chansonniers et plumitifs, qu’est-ce qu’on va en faire ? De l’auteur du Recit var ar victor glorius gounezet gant ar bobl a Baris e mis c'hoevrer 1848, evit souten hon liberte hac hor guirion legitim [Récit de la victoire remportée par le peuple à Paris en février 1848 en soutien de nos liberté et légitime vérité] imprimé à Morlaix cette année-là ? ou des chants des sardinières de 1926 ? ou encore, où fourrer Louis Guilloux ? et ceux-ci, les porteurs de gwenn ha du enrubannés de rouge, rue de Siam ou Le Bastard ? Mais ce ne sont là qu’individus et groupuscules. Que faire de la masse qui agite le fanion bicolore, écrase le pied du voisin dans une fisel ? Entonnons un Bro yaouank ma bugale et laissons donc le gardien et la gardienne à leur affût. Tant qu’elle fait de l’histoire, nul mal à cela, encore faut-il apporter du nouveau, pas seulement une rage généralisatrice supra-générationnelle. Bah, on comprend le meurtre du Per, il y avait bien de quoi ester en justice. Mais de là à finir par railler les exilés de Paris, ces faux Bretons, et puis quoi encore ? Déjà que les Français de l’étranger, comme la main, n’ont jamais eu bonne presse. Et puis il y a tous ceux que la gardienne affuble du sobriquet de «barde» (les Gallois respectent les leurs) – des Bretons nouveaux, comme il y eut des chrétiens nouveaux ? –, grossissant, dans la meilleure tradition du pamphlet, silhouettes et poils de barbe, la génération des chanteurs qu’applaudissaient grévistes du Joint français et marcheurs du Trégor en défense de la langue de leurs pères et mères ? En définitive, côté fachos, l’état d’alerte subsiste, s’intensifie même. Mais côté histoire, le gros du travail n’est pas venu de leur tour Quiquengrogne. Il y a des comptines à raconter e brezhoneg ivez, et c’est ce qui devrait fuser des mâchicoulis plutôt que des boulets sur les alliés objectifs. 

"C'est une rapsodie foraine / Qui donne aux gens pour un liard / L'Istoyre de la Magdalayne, / Du Juif-Errant ou d'Abaylar." (Tristan Corbière, Le Pardon de Saint-Anne, bois de Malo Renault, 1920.)

1 - Hervé, Pierre, La Libération trahie, Grasset, 1945.

Yeun Sterneñv, 1.12.2023

lundi 9 octobre 2023

Louis Feutren, et sa pédagogie inspirée du Bezen Perrot

Plusieurs journaux se sont fait l'écho d'un étonnant article, paru le 3 octobre dans le quotidien The Guardian, où l'on découvre un professeur d'origine bretonne qui n'avait visiblement pas fait ses armes dans la pédagogie Montessori. Accusé de châtiments corporels sur des collégiens irlandais, l'affaire va prendre un tour particulier lorsque l'on apprend par le journaliste Uri Goni, lui-même son ancien élève, que cet enseignant n'était autre que le "séparatiste breton" Louis Feutren, alias "Le Maître" au Bezen Perrot, "They said he wasn't really a Nazi but a Breton separatist," said Goni. "My reaction was, yes, but many Breton separatists didn't join the SS." Uri Goni ne citant pas ses sources et Feutren n'ayant pas été interrogé puisqu'en fuite en Allemagne puis condamné à mort par contumace, c'est à partir des interrogatoires de ses camarades du Bezen qu'il a été possible de se faire une idée de ce personnage.


Tout d'abord, j'ai été surpris par cette affirmation "Le Bezen Perrot, qui traquait les Juifs et les résistants français" et qui figure dans tous les articles des journaux français. Si c'est exact pour les résistants, je n'ai pas connaissance d'une participation de membres du Bezen à une rafle contre les Juifs. Après les grandes rafles de 1942, au même moment que celle du Vel' d'Hiv, il ne reste plus beaucoup de juifs en Bretagne. La dernière grande rafle a eu lieu en janvier 1944. Cependant, lors de son interrogatoire, le jeune Armel Guillo "Jégou", qui n'avait que 17 ans lorsqu'il s'est engagé au Bezen, reconnaît avoir participé au mois de janvier, avec deux autres camarades, Morvan et Chérel, sous la direction d'un policier allemand en civil, à l'arrestation "d'une vieille dame juive sur les quais de la Vilaine" à Rennes. De plus en plus dégouté, Guillo avait écrit à ses parents pour le sortir de "cette sale affaire". 

Le Trégorrois Louis Feutren "Le Maître", né en 1922 à Pleubian, était étudiant en droit. Jacques Malrieu  "Héric", l'avait rencontré à Rennes en février 1943, il était alors hébergé chez Célestin Lainé et faisait partie de son Service Spécial (SS). Lors d'un entrainement organisé du 1er au 13 août 1943, d'après l'interrogatoire de Louis Guervenou "Docteur", "Marche vers le point de rassemblement, abbaye de Boquen. Liaison assurée par des cyclistes pendant la marche d'approche. Repos jusqu'à minuit. Ensuite marche d'approche du château de la famille du Guerny (1). Des chiens avaient été placés dans le château pour voir s'ils n'éventeraient pas la présence des exécutants. La manœuvre réussit. A 8 heures, dans le parc, remise des brevets (kentour) en présence de la famille du Guerny et de deux sous-officiers allemands du SD (Grimm et ?) qui étaient les hôtes de la famille du Guerny. Assistaient à l'opération : Célestin Lainé, son frère commandant Lainé, Chanteau "Mabinog", Feutren, Heussaf "Professeur", Bourhis "Guével". 

Malrieu retrouve donc Feutren au Bezen en décembre 1943 "dont il était l'un des organisateurs. Lainé comptait l'envoyer en Allemagne pour faire une étude comparée des religions celtiques et germaniques. Le projet tomba à l'eau. Feutren était chargé de la surveillance du cantonnement Bd de Sévigné. Très germanophile, il admirait Lainé." D'après Christian Guyonvarc'h "Cadoudal" : "Il était vaniteux et assez sot. Mal vu de ses camarades, c'était le chien du quartier. Il répétait servilement les théories politiques de Lainé. Avec Jacques de Quélen il avait menacé Chevalier à Saint-Brieuc, qui avait déserté, de le faire arrêter par la police allemande s'il ne rejoignait pas immédiatement le Bezen. Il sera arrêté deux jours plus tard."


Le 10 janvier 1944, Feutren est interpellé en gare de Caulnes par deux gendarmes. Invité à décliner son identité, il se met au garde à vous et leur déclare : "Vous avez affaire à un policier allemand", et de l'index leur montre la route en disant : "Filez !". Nullement impressionnés, nos deux pandores insistent. Feutren demande alors s'il y a des troupes allemandes dans la région. Les gendarmes l'emmènent alors au château du Verger à Caulnes. En entrant dans le château, Feutren crie en levant le bras : "Heil Hitler!". Il parlemente alors en allemand avec l'officier de présence. Un coup de fil à Rennes confirme qu'il s'agissait d'un policier bien connu du SD. Comme les gendarmes avaient relevé son identité sur une feuille, Feutren exige devant l'officier allemand qu'ils lui remettent ce papier. Puis à son tour, il exige des gendarmes qu'ils lui donnent leurs papiers et relève les noms et adresses !

Feutren ne s'occupait pas seulement de tâches administratives puisque le 7 juillet 1944, on le retrouve au côté d'Ange Péresse "Cocal" avec trois groupes du Bezen, le Groupe d'Action du PPF et une centaine de miliciens, sous la direction du SD, lors d'une opération contre le maquis de Broualan, petite commune du nord de l'Ille-et-Vilaine. Après des tortures d'une rare violence, laissant quatre cadavres sur place, le convoi de prisonniers s'arrête sur le chemin du retour dans une carrière de Saint-Rémy-du-Plain où huit résistants et un aviateur américain sont à nouveau exécutés. Le Bezen ayant quitté Rennes, le 4 août 1944, Feutren est à nouveau signalé lors d'une opération menée contre un maquis dans la région de Châlons-sur-Marne. Puis c'est le repli sur l'Allemagne et l'exil pour ce qui reste du Bezen, une trentaine d'hommes, les plus compromis avec l'occupant, tous condamnés à mort par contumace.

(1) Jeanne Coroller "Danio", épouse du Guerny, atrocement assassinée dans la forêt de la Hardouinais par ce qu'il y avait malheureusement de moins recommandable dans la Résistance.


lundi 11 septembre 2023

Ar Seiz Breur : à propos de René-Yves Creston


Comme il fallait s'y attendre, le centenaire de la création du mouvement des Seiz Breur, après celui du Gwenn ha Du et la controversée exposition "Celtique ?" n'allait évidemment pas manquer de susciter de nombreuses réactions indignées. A tout seigneur tout honneur, c'est donc le résistant René-Yves Creston qui va surtout retenir l'attention de nos habituels contempteurs (trices ?). Entre les critiques simplistes et le panégyrique, il n'est pas toujours simple de s'y retrouver . Les documents qui suivent sont des pièces qui proviennent de son dossier d'instruction, puisqu'il sera inquiété par les FFI à la Libération et devra répondre de ses actes. L'enquête terminée, c'est la Commission d'épuration du CDL, qui comporte d'anciens résistants, qui décidera si le dossier doit être transmis à la Chambre Civique pour les faits mineurs de collaboration ou bien à la Cour de Justice pour les cas les plus graves. Ce qui sera pas le cas. Je retrouve ces pièces qui ont été recopiées par mes soins au crayon à papier sur des cahiers, à l'extrême limite du siècle dernier. Il n'y avait pas de smartphones ou d'ordinateurs portables. De toute façon ces dossiers n'étaient consultables que sur dérogations et la reproduction interdite. Puissent-elles nous aider à mieux comprendre ce qu'ont été les années rennaises, et leurs zones d'ombre, de René-Yves Creston. Libre ensuite à chacun de se faire son opinion.

- 17 octobre 1945. Audition de Creston par la gendarmerie de Janzé.

"Arrêté en février 1941 au Musée de l'Homme à Paris ainsi que plusieurs de mes camarades du groupe de résistance que nous avions créé au mois d'août 1940.
Je fus emprisonné au secret à Fresnes. Je suis resté 122 jours en cellule sans être interrogé. Je ne l'ai été que le 122e jour. La Gestapo n'ayant rien trouvé m'a remis en liberté en me disant "ce qui ne veut pas dire que vous soyez innocent, en conséquence vous êtes en régime de liberté surveillée (...) séjour interdit à Paris et fixé à Rennes.
Tous mes camarades n'ont pas été fusillés, heureusement. Deux seulement du Musée et cinq autres de l'organisation. J'indique comme personnes prêtes à témoigner : Albert Jubineau, avocat, Paris 16e. Yvonne Oddon du Musée de l'Homme. Mlle Bordelet. Professeur Rivet. M. Girault, agence Havas de Nantes.
Arrivé à Rennes, je compris immédiatement pourquoi on m'avait fixé cette résidence (Sur le registre du courrier des RG il est écrit : 10 juillet 1941 arrivée à Rennes du nommé Creston René autonomiste breton) En effet, d'anciens camarades à l'idée politique identique à la mienne se trouvaient à Rennes, mais ils avaient changé d'idée et étaient devenus de fidèles serviteurs des nazis. Tous croyaient que j'étais innocent, ce qui n'était pas le cas, car j'avais sur la conscience (...) un acte de résistance (...) l'établissement des plans de défense de Saint-Nazaire. Il me fallait jouer serré. J'ai en effet participé comme beaucoup d'autres personnes qui n'avaient rien de germanophiles aux début de l'Institut Celtique. Mais au bout d'un certain temps, je m'aperçus (...) de ce que voulait faire de cette société que l'on croyait être uniquement culturelle, son directeur M. Hemon. Aussi (...) nous avons donné notre démission. J'ajoute que durant la première année de mon séjour forcé à Rennes, j'ai été l'objet de propositions d'éditions et d'illustrations de livre que j'ai toujours réussi, non sans difficulté, a éluder. Ces proposition qui m'étaient faites indirectement par des anciens camarades passés aux nazis venaient certainement des Allemands.
1941, livre d'or du restaurant La Chope, Rennes

De mon passage à l'Institut Celtique j'ai recueilli une somme de renseignements qui m'ont permis, seul, puis avec le concours de Mrs ; Gaston Sébilleau, Gérault, Geistdorfer, Le Guen artisan à Dinan, Eveillard artisan à Montfort et membre du CDL 35 de saboter et faire échouer l'organisation montée par le PNB et destinée à faire collaborer sous menace de saisie et de déportation les artisans bretons à la fabrication de meubles pour les sinistrés allemands. 
J'étais alors président d'une société d'artistes et d'artisans bretons. L'un des membres de cette société avait organisé cette collaboration en servant pour convaincre les artisans de l'argument suivant : ce n'est pas de la collaboration, la meilleure preuve est que notre président est antiallemand puisqu'il a été arrêté par eux. Quand j'ai appris ça j'ai donné ma démission et j'ai refusé la présidence d'honneur.
Photo extraite du livre La patrie interdite de Yann Fouéré

J'ajoute que le membre en question (...) voulu se venger. Ayant confiance en lui je lui avais donné les raisons de mon arrestation. A la suite d'un congrès de l'Institut Celtique à Dinan puis à Redon, des indiscrétions de la petite organisation que nous avions montée me firent repérer ainsi que Sébilleau et M. Barc, juge à Redon. Notre adversaire fit répéter par sa maîtresse à un collabo notoire les confidences que je lui avais faites. Ces bruits vinrent aux oreilles des allemands et nous échappions de justesse au danger. Mon accusateur dit que je me disait communiste, il semble en douter. J'ai fait partie du Parti Communiste depuis 1936, cellule Vandamme (14e). J'ai contribué à l'organisation des Bretons émancipés dont le président est mon ami Cachin. Mon accusateur me prend pour un séparatiste antifrançais. C'est une légende. Je me suis toujours occupé de ce qu'on appelle le Mouvement breton (...) mais j'ai toujours maintenu mes idées de gauche. Je n'ai jamais voulu me mêler ces dernières années surtout (depuis 1932) au mouvement à tendance fasciste de Mordrel.
En 1938, au moment ou la guerre menaçait et que des bruits semblables à ceux lancés contre moi par mon accusateur couraient sur mon compte (...) Je me suis présenté spontanément avec M. Girault au sous-préfet de Saint-Nazaire pour y faire une déclaration formelle de loyalisme. 
En 1939, en mission à l'étranger (...) j'ai relié avec les plus grandes difficultés la France pour avoir la désillusion de subir à mon arrivée une perquisition en règle. Je n'en ai gardé aucune rancune.
Lors de la débâcle, au lieu de rejoindre les Allemands comme tant d'autres (...) comme Jaffrennou, grand druide et collègue de mon accusateur, j'ai fui devant eux (...) pas assez vite. Revenu à Paris de Bordeaux où j'étais réfugié sur ordre de Rivet, je fondais avec Vildé, Levitsky et Jubineau en août 1940 le groupe de résistance.
Fait et clos à Janzé le 17 octobre 1945."

Vous l'aurez deviné, l'accusateur dont parle Creston n'est autre que Fanch Gourvil, qui a adressé cette note au CDL 35 :
" Lorsqu'il vint me voir de passage à Morlaix, une quinzaine de jours après l'arrivée des troupes d'occupation, il venait de faire une visite à Cachin. A cette époque il était communiste et suivant sa propre expression "jouait la carte russe".
Arrêté courant 1941 comme faisant partie d'une organisation d'espionnage dont le siège se trouvait au Musée de l'Homme et traduit devant un tribunal militaire allemand, il fut libéré dans des conditions plus que troublantes; étant donné que tous ses camarades avaient été condamnés à mort et furent effectivement fusillés.
Rennes lui fut assignée comme résidence obligatoire. Quelques semaines après son installation, il montait avec Trécan l'Institut Celtique inspiré par Weisgerber. Il y aurait lieu de le rechercher à Paris où il habite et a rejoint le Parti Communiste afin de le questionner sur les circonstances qui ont présidé à sa libération que d'aucuns attribuent à son lâchage, sinon à la confusion de ses co-inculpés. Signé Gourvil."
Cette note de Gourvil figure avec la demande d'enquête de la Commission d'épuration du CDL 35. Renseignements divers en la possession de la Commission : "PNB, enquêter sur son activité antinationale dans ces groupements et sur  l'affaire ci-jointe. La personne susnommée n'est pas arrêtée. Rennes le 22 janvier 1945."
- D'après le rapporteur de la Commission d'épuration "Creston a fait à maintes reprises de la réclame pour ses œuvres dans L'Heure bretonne (28 décembre 1940 page 2)". Signé Auffret, 3 avril 1945.

- Note du commissaire de police du 10 février 1945 : "Creston s'agite beaucoup dans les milieux PNB, son attitude peut devenir dangereuse en raison de ses idées très avancées (...) on suppose que Creston n'a en rien renié de ses idées d'antan et qu'il développe clandestinement au sein du PNB ses idées d'extrême gauche. Creston est d'autre part inconnu au bureau régional à Rennes du Parti Communiste."

- 6 novembre 1944. Gendarmerie nationale, audition de M. Giraud (ou Gérault ?), directeur agence Havas de Rennes :
"Je considère que Creston, qui est un très bon camarade, n'a jamais failli à son devoir de français (Gérault retrace l'itinéraire de Creston résistant), il y a quelques mois, Creston est venu me voir pour m'informer qu'il avait surpris une conversation à la radio de Rennes, d'après laquelle une enquête était ouverte par les Allemands sur certains propos tenus à Redon (...) J'ai fait le nécessaire auprès de Sébilleau et Barc, dont je connaissais l'activité clandestine. Je sais également que malgré les insistances du directeur allemand de la radio, René Creston a toujours refusé de donner son adhésion au groupe Collaboration."

- 9 novembre 1944. témoignage de M. Barc qui revient sur le but manifesté par les dirigeants de l'Institut Celtique d'entrainer dans leur sillage des artisans du pays de Redon. Apprenant par Creston le véritable caractère de l'Institut qui n'était qu'un organisme de propagande de l'Allemagne : "Je ne connais rien de l'activité antérieure de Creston, mais j'estime qu'en renseignant Sébilleau sur le caractère véritable de l'Institut, M. Creston a agit en bon français." (Mêmes témoignages de Sébilleau, Emery et Maugendre)

- 23 septembre 1945. Lettre de M. Barc, procureur à Redon :
"Apprenant que l'Institut Celtique n'était qu'un organisme de la propagande allemande, puisque parmi les congressistes officiels devait figurer un conseiller allemand, divers redonnais décidèrent de torpiller le congrès (...) L'un des principaux responsables de ce torpillage fut Sébilleau (arrêté par la Gestapo et déporté). Sébilleau me prévint que les Allemands de la propagande furieux de leur échec à Redon faisaient une enquête sur les causes et l'attribuait à Creston. Creston était parvenu, à la suite de son interrogatoire par les Allemands a prévenir Sébilleau par l'entremise de Giraud. J'estime que Creston a rempli son devoir de français et personnellement je lui en demeure reconnaissant."

- Je retrouve également dans mes archives cette lettre du 3 novembre 1940 adressée par Creston à Yann Fouéré au sujet d'une réunion de la FRF (Fédération des Régions Françaises) de Jean Charles-Brun :
"Je suis allé ce matin chez Charles-Brun (réunion de la FRF), comme toujours de belles parlotes. Un collaborateur du Garde des Sceaux lui a dit qu'on ferait un essai d'organisation provinciale avec tous les organismes que cela présente y compris une assemblée provinciale  sur la base corporative. On choisirait pour cela une province de France. Plusieurs ont dit : "Il faut que ce soit la Bretagne". Mihura s'y est opposé aussitôt en prétendant que ce n'était pas le moment de tenter une telle expérience en Bretagne à cause du mouvement séparatiste (vives protestations). Pour ma part je me suis contenté de dire que si l'on voulait faire une expérience sur une "Province cobaye" (terme du collaborateur du Garde des Sceaux) et que si d'avance on en excluait la Bretagne, c'était le moyen le plus sûr de conduire celle-ci au séparatisme. J'ai fait ressortir les proportions que prend en Bretagne un mouvement "autonomiste" raisonnable depuis quelque temps (Mihura joue la carte basque). L'épouvantail des séparatistes pourrait peut-être décider le gouvernement a tenter cette expérience chez nous."