samedi 20 février 2016

Le séjour du duc et de la duchesse de Nemours à Rennes



C’est par une salve d’artillerie, tirée à 15 heures 30, le samedi 19 août 1843, sur la promenade du Mail, et le bruit des cloches sonnant à toute volée, que les Rennais apprennent l’entrée en ville de leurs LL. AA. RR. le duc et la duchesse de Nemours. Louis d’Orléans, duc de Nemours, et son épouse Victoire de Saxe-Cobourg-Kohary, en provenance de Plélan-le-Grand, sont accueillis au bas de la nouvelle route qui descend des buttes de Saint-Cyr au Mail, par le préfet d’Ille-et-Vilaine et le nouveau maire de Rennes, Emmanuel Pongérard, négociant en vins.

Parti fin juillet de Paris, le couple princier, accompagné d’une véritable cour, est passé par le Mans, puis gagne Nantes. De là, il se rend au château de Saint-Malo-de-Beignon, où il séjourne du 16 au 18 août. Le duc et son État-major doivent en effet assister aux manœuvres militaires du « Camp de Bretagne » installé depuis un mois sur les landes de Thélin, à proximité de Plélan-le-Grand.

Après les discours d’accueil, à l’extrémité du Mail, le duc et la duchesse mettent pied à terre. La duchesse prend alors place « Dans une élégante voiture qui avait été disposée pour elle », pendant que le duc monte à cheval. Le cortège s’ébranle alors « à travers la superbe promenade qui vient d’être transformée dans la plus splendide entrée qu’une ville puisse rêver », puis remonte les grandes rues en direction de la préfecture. S’il y a foule, ce n’est pas l’enthousiasme. Le journal « L’Auxiliaire Breton » note en effet « Peu d’acclamations se faisaient entendre ; mais il y avait de toutes parts un accueil empressé et mêlé cependant d’un certain calme qui était loin de ressembler à de la froideur », arrivé à la préfecture vers quatre heures, le cortège « à été chaudement accueilli par la garde nationale qui formait la haie à la droite du Prince ». Certes, le Rennais n’est pas d’un caractère très expansif, mais le prince n’est pas très populaire.  « C’est un fait certain que si, dans les réunions de fonctionnaires, les augustes voyageurs ont toujours reçu un accueil bruyant, les acclamations ont été excessivement rares de la part du public, nul n’oserait nier que la population a été froide ; que, le premier jour surtout, cette froideur a été extrême », écrit le reporter du journal « Le Progrès, courrier de la Bretagne ».

La reine Victoria et sa cousine la duchesse de Nemours
Leurs Altesses installées à la préfecture, vingt-neuf demoiselles, que l’on imagine choisies parmi la meilleure société de la ville, sont admises à présenter un bouquet de fleur à la duchesse. Vient ensuite la réception des autorités et des corps constitués, avec ses habituelles querelles de préséance. Les Lieutenants-généraux voulaient être reçus avant la cour royale. C’est la cour qui l’emportera. Même conflit entre le tribunal de commerce et l’école de médecine accompagnée des trois facultés. Le président du tribunal de commerce était d’accord pour céder le pas aux facultés, mais pas à l’école de médecine qui n’avait pas ce titre. Du coup, le directeur de l’école a boycotté la réception. S’ensuit un diner de cinquante-cinq couverts, répartis sur deux tables, servi aux principales personnalités. Le repas achevé, vers 21 heures 30, le couple princier se rend au Polygone (L’actuelle Courrouze), où plus de dix mille personnes, selon la presse, attendent le tir d’un feu d’artifice « très médiocre », écrit perfidement « Le Progrès ». « Le passage du cortège, formé uniquement de S. A. R., de son État-major, et de la voiture de la princesse, était éclairé somptueusement jusqu’au pont de Chaulnes. La garde nationale à cheval formait l’escorte et des artilleurs à cheval la précédaient, porteurs de torches qui produisaient un effet admirable. Malheureusement, cette partie a été la plus brillante, et l’école de nuit n’a pas répondu à l’attente du public ». Les fusées des feux d’artifice n’aiment pas l’humidité, aussi convient-il de signaler aux lecteurs et lectrices de ce blog que le temps était médiocre. Déjà, les deux jours précédents, il avait plu sans discontinuer sur leurs Altesses lors des manœuvres du camp de Thélin. Á décharge de la municipalité, il semble surtout que le maire a manqué de temps et de moyens. Il a fallu improviser. C’est en effet lors de la séance du 24 juillet 1843, le jour même où il est nommé maire par le préfet en remplacement de Petiot, démissionnaire, que Pongérard annonce au Conseil la visite de leurs Altesses Royales, et demande de voter un crédit de 8 000 francs destiné à pourvoir aux cérémonies et fêtes qui auront lieu à cette occasion.


Le lendemain dimanche, LL. AA. RR. se rendent à neuf heures à la vieille cathédrale Saint-Melaine, pour y entendre la messe. Le jeune évêque Mgr Godefroy Brossay-Saint-Marc les reçoit au pied du grand escalier et prononce une allocution de bienvenue. Après avoir entendu l’office divin, le duc et la duchesse rendent visite à l’hospice des vieillards qui jouxte l’église « La foule avait envahi le Thabor et se pressait sur les pas de Leurs Altesses Royales, qui en sortant de l’hospice ont regagné leur voiture à pied. » Après un rapide déjeuner, le couple princier se rend au Palais de justice « Une société nombreuse et choisie les y attendait. Trois rangs de chaises, disposés autour de la salle des Pas-Perdus, étaient occupés par une foule de dames élégamment parées. Les hommes se tenaient debout derrière elles. Leurs altesses royales ont été reçues par la cour royale, en robe rouge, ayant à a tête M. le premier président. Elles ont visité seulement quelques salles. » Après cette visite, c’est au pas de charge que le duc et la duchesse se rendent au Champ-de-Mars pour la traditionnelle revue des troupes. Le prince est à cheval, toujours suivi de son État-major « Le temps était mauvais, la revue a duré fort peu de temps ».


Pose de la première pierre du pont de Nemours.

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Quittant le Champs-de-Mars, le duc et la duchesse se rendent à la cérémonie de la pose de la première pierre du pont de Nemours, qui constitue le point d’orgue de la visite princière, puisque le prince laissera son nom à l’édifice. Le journal « Le Progrès » note que « Les travaux des quais, les étaux de la Halle, tous les terrains avoisinants étaient couverts d’une immense population accourue pour jouir de ce spectacle (…) Tout le monde a admiré les dispositions prises pour cette cérémonie par l’administration des ponts et chaussées. La rive si escarpée, si sale, tranchons le mot, si dégoutante en cet endroit, avait été transformée en un charmant jardin. Une allée de pins, conduisait à une sorte de belvédère coupé d’allées sablées et de glacis couverts de massifs de bruyères, d’où l’on descendait par une pente douce à la rivière. Une tente, dessinée avec élégance, occupait le glacis supérieur. Le prince et la princesse se sont placés sous la tente. Un instant après, l’évêque est arrivé, crosse en main et mitre en tête, accompagné de son chapitre, et aussitôt la cérémonie a commencé. L’évêque a béni le pont. Alors le prince est descendu et s’est approché de la pierre ; un procès-verbal a été dressé, signé des fonctionnaires présents, et placé avec quelques pièces de monnaie dans une boite en plomb qui a été enfouie sous la pierre. » 
Le pont de Nemours
Les travaux sont déjà très avancés lorsque le duc pose cette première pierre. La culée de la rive gauche est entièrement fondée. Sur la rive droite, au bas de la rue de Rohan, les pierres de la première assise au dessus du socle inférieur sont les seules en place, sauf celle du milieu, sous l’emplacement de laquelle a été ménagée une cavité pouvant recevoir la boite de plomb contenant : une pièce de 40 francs (or) ; une de 20 francs (or) ; une de 5 francs (argent) ; une de 2 francs ; une de 1 franc ; une de ½ franc, toutes frappées en 1843, ainsi que 5 médailles en grand bronze et un exemplaire du procès-verbal signé de toutes les personnalités présentes.


La distribution des prix au collège royal

Du pont de Nemours, le cortège se rend au collège (L’actuel lycée Zola) où une entrée avait été pratiquée, par le jardin de l’établissement, sur les murs « Le portail gothique établi en cet endroit était d’une élégance parfaite ». Le couple princier pénètre dans la cour du collège où les attend le corps universitaire entouré de nombreux élèves, puis prend place sur l’estrade qui leur avait été préparée. Le recteur de l’Académie, le libéral et farouche défenseur de l’Université Louis-Antoine Dufilhol, leur adresse alors un discours vivement applaudi ; puis le proviseur Faucon lit quelques lignes.  

Arrêtons-nous un instant sur la personnalité de ce recteur, né à Lorient en 1791, car ses rapports avec l’évêque en place sont tout à fait révélateurs du poids de l’Église à Rennes. Dufilhol est un brillant universitaire, en plus d’être un excellent folkloriste breton qui publia son roman Guionvac’h en 1835 sous le pseudonyme de Louis Kerardven. Il est nommé recteur de l’académie de Rennes en 1839. Avec l’arrivée dans la capitale bretonne, en 1841, du combatif et légitimiste évêque Brossay-Saint-Marc, l’Église s’emploie à contrer le développement des facultés dans la ville en installant des établissements d’enseignement congréganistes – ainsi le nouveau collège Saint-Vincent qui s’ajoute à celui de Saint-Martin – face à l’Université, et surtout en agissant au sein même de celle-ci en surveillant son enseignement et en favorisant le choix de professeurs et d’administrateurs dévoués à la religion et dociles à l’influence ecclésiastique. Dufilhol, qui n’en peut mais, s’insurge contre cette ingérence du prélat dans la vie intérieure du collège royal. Il soupçonne surtout l’évêque d’organiser l’espionnage des professeurs par le proviseur Faucon et d’agir au ministère par l’intermédiaire de Varin, doyen de la faculté de lettres. Finalement, face aux assauts répétés de l’Église, Dufilhol sera mis à la retraite d’office en 1847.

Pour l’heure, au collège, on procède donc à la distribution. Les prix d’honneur sont proclamés et les lauréats se présentent pour les recevoir des mains de S. A. R. « Le proviseur, en montrant ces splendides récompenses, a appris aux élèves qu’elles leur seraient doublement précieuses, car elles sont dues à la munificence de M. le duc de Nemours ». Malheureusement, un accident va entacher cette fête « Un accident affreux, survenu quelques moments avant l’arrivée du cortège a attristé tout le monde ; une estrade s’est écroulée sous le poids de la foule, et un jeune élève, M. Lepage, a eu la jambe fracturée en deux endroits. La vue de cet enfant porté à travers la foule, la jambe pendante, et soutenu par un chirurgien était horrible ». En sortant du collège, le prince est allé visiter l’hôpital militaire et la caserne du Colombier. De son côté, la duchesse s’est rendue à la salle d’asile.

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Après un diner qui a réuni comme la veille 55 invités choisis parmi les autorités militaires, en présence de M. le maire et Mme Pongérard, leurs Altesses Royales se sont rendues au bal qui leur était offert par la ville. Dès six heures et demie, les voitures envahissent la place. Les portes n’ouvrant qu’à vingt heures, la file des invités s’étend jusqu’à la rue aux Foulons. « La salle de la mairie était disposée avec une élégance et un bon goût qui font honneur à ceux de MM. Les commissaires du bal chargés de cette partie de la fête, et l’ordre le plus parfait régnait dans cette charmante réunion, dont LL. AA. RR. ont complimenté M. le maire de Rennes avec une amabilité charmante. » La duchesse de Nemours, arrivée vers neuf heures et demie, « avait choisi pour ornement à sa toilette de bal de simples bruyères de notre Bretagne, cueillies la veille au camp de Thélin et complétées par d’autres bruyères rares qui, pour former sa coiffure, avaient été empruntées à la corbeille de fleurs offerte avant-hier par les jeunes filles. A peine entrées LL. AA. RR. ont pris place dans deux fauteuils qui avaient été élevés au-dessous du portrait du roi, et aussitôt le premier quadrille a commencé. Après avoir dansé deux contredanses, Mme la duchesse de Nemours en a vu danser une troisième puis elle s’est retirée. » Si « Le Progrès » note le lendemain « Qu’il ne s’est rien vu de plus beau à Rennes », le journal estime de son devoir de « révéler une contrariété ». En effet, il y avait foule sur la place et leurs Altesses voulaient paraitre au balcon « Malheureusement une disposition du plancher mobile n’a pas permis que l’on ouvrit la grande fenêtre, et cette circonstance a été vivement regrettée par le prince ». 
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Malgré cette fausse note, la soirée fut une réussite et le buffet somptueux, avec des vins fournis par la maison Pongérard (fils). Sur les 1 200 cartons d’invitation envoyés, 950 personnes ont retiré leur carte d’entrée puis dansé au son d’un orchestre de seize exécutants. Le couple princier est reparti le lendemain à neuf heures pour le camp de Thélin.

Un siècle après sa mise en service, le 4 août 1944 au matin, le pont de Nemours sera détruit par les Allemands. Il serait intéressant de savoir si la reconstruction s’est faite sur les culées d’origine et, dans ce cas, si la fameuse boite de plomb est toujours en place.