samedi 29 juillet 2017

L'état d'esprit des Rennais en 1941, vu par un médecin collaborationniste.



Dans son dernier numéro du 1er janvier 1942, le journal clandestin La Bretagne Enchaînée dénonçait comme « Collaborateurs dans la médecine » plusieurs praticiens rennais (Voir la communication du 28 avril 2015 sur ce blog). Si quelques docteurs : Gaston Tannou ou Pierre Dordain, pour ne citer que les plus connus, furent d’authentiques résistants, il n'en fut pas de même pour bon nombre de leurs confrères qui choisirent la voie de la collaboration. Parmi ceux-ci, figure le docteur Ambroise Tizon, 55 ans, domicilié place de Bretagne, radiologue au Centre anti-cancéreux et à la clinique Saint-Vincent, dont il est l'un des copropriétaire avec les docteurs Marquis, Chesnay et Brault. Collaborationniste plus que Vichyste, Tizon ne fait pas mystère de ses sympathies allemandes en adhérant au Mouvement Social Révolutionnaire (MSR) d’Eugène Deloncle au début de l’année 1941, jusqu’à sa dissolution en avril 1942. Plus tard, en juillet 1942, avec les docteurs Perquis, Doisy, Massot et l’avocat Perdriel-Vaissière, ils installeront le Comité des amis de la LVF. Arrêté le 9 août 1944, Tizon est incarcéré au camp Margueritte. Interrogé, il reconnaît « Avoir eu des relations très amicales avec des officiers allemands, notamment avec ceux de ces officiers qui logeaient chez lui et qu’il a parfois retenu à dîner. Il lui est également arrivé de se trouver à la chasse en compagnie d’officiers allemands, étant donné qu’il était désigné par la Préfecture pour faire partie de l’équipe du lieutenant de Louveterie de la forêt de Paimpont. » Le docteur ne dit pas si le traditionnel repas de fin de chasse était servi au réputé hôtel Allaire, aujourd'hui « Relais de Brocéliande » (1), mais il y a tout lieu de le croire. Plus embêtant pour lui, son nom figure sur une liste d’indicateurs du Sicherheistdienst (SD), retrouvée à la Libération rue Jules Ferry, avec le N° SR 743 « Donne des renseignements intéressants et sûrs sur des sujets politiques ». Je me suis souvent interrogé sur la signification de ces lettres S. R., y voyant l’abréviation de Sonder Reihe, terme militaire allemand désignant un rang spécial ou particulier (Le Bezen Perrot, 2004, p. 32). J’ai découvert récemment un PV d'interrogatoire où il est question du Hauptscharführer Adolph Breuer, du SD de Rennes, qui avait pris la fuite vers la Belgique en compagnie de sa maîtresse rennaise, elle-même interprète à ce SD. Le couple sera arrêté et incarcéré à Bruxelles. Interrogée, l’interprète explique que les lettres S. R., suivies d’un nombre, signifient Sicherheistpolizei Rennes et que le nombre forme le numéro d’agent de cette police, le chiffre 7 des centaines indiquant plus spécialement les indicateurs de la ville de Rennes. Breuer confirme les déclarations de sa maîtresse : « Les lettres S. R. étaient attribuées aux agents de renseignements de nos service à Rennes ». Si Breuer prévoit quelques exceptions, du moins les réserve-t-il : « Soit à des gens ayant contribué à les ravitailler au marché noir, ou bien encore aux maîtresses
de certains collègues ». Nous n’en sauront malheureusement pas plus. Inscrit sur la liste des criminels de guerre à Londres, et sachant qu’il allait être extradé et livré à la justice française, Breuer s’est suicidé sans sa cellule. Questionné sur cette liste, le Dr Tizon proteste et affirme son innocence : « Je n’ai jamais joué le rôle d’agent que l’on m’attribue, mais encore j’ignorais absolument que mon nom figura sur cette liste à un titre quelconque ». Interrogé sur son activité au MSR, le docteur déclare qu’il a fait de la politique : « Non pas dans un but de propagande mais parce qu’il y trouvait une distraction et un délassement. » Si l’on en croit le double d’une lettre adressée à son ami Pierre Le Baube, secrétaire général de la préfecture de Rennes jusqu'au 5 novembre 1940, maintenant Préfet d’Eure-et-Loir, le Dr Tizon semble en effet être un bon connaisseur de la vie politique rennaise. Ce document m’a paru intéressant car son auteur, qui est un notable reconnu de la « bonne société » rennaise, nous livre une singulière et intéressante observation de l’état d’esprit des Rennais – et plus particulièrement des milieux médicaux – en cette année 1941. Ce courrier a été rédigé le 5 octobre, soit deux semaines avant les exécutions des otages de Châteaubriant, qui auront un retentissement considérable en ville. J’y ai ajouté quelques commentaires en italique.

« Mon cher Préfet,
J’attendais votre lettre qui m’a fait le plus grand plaisir, comme à l’habitude d’ailleurs.
Elle ne paraît pas empreinte de votre solide optimisme habituel. Vous semblez craindre pas mal de choses et les indications que je comptais vous donner, suivant votre demande, ne feront je le crains, que vous rendre plus désabusé.
Dans l’ordre général, à quelques exceptions près, la masse ouvrière, bâtiment et gariers (sic) en tête mais aussi bien électricité, gaz, tramways, petits artisans sont axés vers le communisme et la Russie. Ils marchent aussi pour l’Angleterre et de Gaulle surtout depuis quelque temps.
Pour les Gaullistes purs et bourgeois ils feront comme chez vous moins de bruit qu’il y a quelque temps, mais leurs conviction ne paraît pas avoir été entamée par l’affaire de Kiev, leur espoir attendra le printemps et plus longtemps encore. Défaite soviétique du 19 septembre 1941. D’ailleurs leur amour de l’Angleterre est surtout conditionné par la crainte de certaines organisations sociales remplaçant le libéralisme anglo-saxon auquel ils s’accrochent désespérément. Leur action habituelle se continue, moins extériorisée mais elle persiste et ils trouvent dans un certain nombre de faits que je vais vous citer, de singuliers et précieux encouragements.
Nous avons eu il y a quelques jours, la visite du Directeur de l’enseignement supérieur au Ministère de l’Instruction Publique, M. Galletier. Je crois vous avoir déjà rapporté la réponse de Mme Galletier en public d’ailleurs, à la femme d’un professeur de médecine qui la félicitait de la nomination de son mari à Vichy et qui déplorait la division des Français et le mal qui pourrait en résulter pour le pays. « Il n’existe lui déclara la Directrice, aucune division, tous les Français sont pour l’Angleterre, les autres ne sont pas français. »
Cela est pour vous et pour moi et bien sonné.
La femme du professeur en fut tout même un peu étonnée.
Ceci connu, vous n’aurez aucune surprise à lire la suite.
Édouard Galletier était recteur de l’académie de Rennes avant d’être nommé directeur de l’Enseignement supérieur au mois de mars 1941. Pétainiste, il est connu pour son opposition à la politique de collaboration avec l’Allemagne. Arrêté par le SD le 10 août 1943 lors de ses vacances à Louvigné-du-Désert, il sera déporté à Buchenwald.
Nous venons d’apprendre la nomination comme doyen de la Faculté de lettres de M. Wolf. C’était un Rébillon le plus gaucher qu’il y eut. Il est comme il convient, sympathisant communiste et dans l’ordre de préférence russo-gaulliste. Le professeur Armand Rébillon était connu pour ses idées socialistes. Lors de la réunion du CDL le 11 août 1944, M. Milon  « parle du recteur actuel qui est pétainiste et qui n'a plus les qualités morales nécessaires pour continuer sa tâche. M. Rebillon et M. Wolff seraient les candidats les meilleurs. Mais M. Milon ne veut pas se prononcer entre les eux hommes qui ont toute sa confiance. » Jusqu'au 14 juillet 1944, le recteur était Michel Souriau, qui n'était pas spécialement pétainiste. Il sera remplacé par Anthony Famin qui ne rejoindra pas son poste.
On attend d’un jour à l’autre la nomination à une chaire spécialement créée pour lui de Abel Pelle, cela lui permettra, à la première occasion, d’avoir la clinique chirurgicale. Or il a fait son cours avec « Vive de Gaulle » au tableau, des croix de Lorraine et les élèves ont chanté la Marseillaise et God save the King et allez donc. Ce fait est officiellement consigné (rapport d’élèves) et il a eu pour cette affaire dix jours de suspension. Il a bien droit, n’est-ce pas, à une compensation : chaire spéciale par faveur spéciale. C’est justice à l’Instruction Publique et cela d’autant plus que je le croyais sympathisant franc-maçon que le Dr Leroy vient de savoir par un membre de la Loge de Rennes qui lui a dit que maintenant cela n’avait plus d’importance, qu’Abel était affilié ainsi que son frère.
Témoignage du Dr Pelle devant le CDL : « En fin novembre 1940, il y a eu des inscriptions gaullistes au tableau. De plus, il y avait eu des chants patriotiques avant le cours. Le lendemain des étudiants patriotes sont venus m’avertir qu’ils avaient insisté auprès de leurs amis pour que ces manifestations ne se renouvellent pas ; car, disaient-ils, elles étaient dangereuses pour moi. Je pense que ces étudiants connaissaient des camarades qui avaient pu faire des rapports contre moi. En effet le docteur Tizon dans sa lettre à Le Baude parle de rapports d’élèves. Il est exact que j’ai été interrogé avec les autres professeurs de l’école de Médecine, mais le dernier, par M. Marquis, je suppose, sans en être certain, que le Dr Marquis avait été mis au courant, tant par la rumeur publique que par le rapport d’élèves. Après l’interrogatoire de Marquis, j’ai été appelé chez le Préfet, ce dernier m’a dit que ce que j’avais fait était très grave, parce que c’était une approbation de ma part envers les élèves que de n’avoir pas effacé. Il m’a annoncé qu’une sanction allait être prise contre moi et me serait communiquée par le recteur ; il m’a ajouté : des cas moins graves sont allés au camp de concentration. M. Galletier a eu un rôle très sympathique en la circonstance, c’est lui qui a réussi à faire abaisser à 10 jours la suspension prévue pour un mois. J’ai eu un rendez-vous avec le professeur Marquis, au moment où il m’a fait part de la sanction prise contre moi ; il m’a dit : « Ceci reste entre nous, nous ne sommes que trois à le savoir dans l’université ». Or le Dr Tizon dans sa lettre au Préfet Le Baude fait allusion à tous ces faits ; il apparaît bien que le Dr Marquis lui a fait des confidences. Je retrouve d’ailleurs dans la lettre du Dr Tizon des expressions du Dr Marquis : la création d’une chaire spéciale d’anatomie médico-chirurgicale permettrait au Dr Pelle d’accéder à la chaire de clinique chirurgicale. Ce sont les propres termes du Dr Marquis lorsqu’il a discuté avec moi au sujet de cette chaire. Dès mes débuts en 1932, j’ai eu l’impression que le Dr Marquis me faisait une opposition réelle. Le Dr Marquis a été nommé par M. Abel Bonnard membre de la Commission de réforme des études médicales. C’est précisément cette Commission de réforme qui a refusé la création d’une chaire d’anatomie médico-chirurgicale. Or, jusqu’à présent, aucun professeur suppléant n’avait été forcé de quitter une école de médecine après 10 ans d’ancienneté, c’est la première fois que ceci s’est produit. Il était l’ami intime du Dr Doizy, du Dr Tizon et du Dr Brault. Dans l’annuaire des Temps Nouveaux, le Dr Marquis a fait mettre en vedette, dans le chapitre des cliniques, son titre de Directeur du centre anti-cancéreux de la manière suivante : Centre anti-cancéreux (Directeur : Dr Marquis). » Plutôt que « Les Temps Nouveaux », je pense que Pelle fait référence au quotidien collaborationniste « Les Nouveaux Temps » de Jean Luchaire. Pour éviter une amputation du programme des cours, la suspension sera effective pendant les vacances du nouvel an. Abel Pelle devait donc reprendre le 2 janvier, date de la rentrée des étudiants. Six jours après sa notification de suspension, Pelle reçoit une nouvelle note de Marquis, lui précisant qu'il devait reprendre son enseignement, non le 2 janvier comme il avait été convenu, mais le 4, la suspension étant de dix jours et non de huit...
Mlle de Suberville, fille de l’Intendant récemment révoqué pour gaullisme au lycée de filles faisait son cours de prosélytisme comme papa. Une mère de famille, je crois Madame Chevrel, devant les angoisses de sa fille – 16 ans, qui se demandait qui avait raison de sa maîtresse ou de ses parents, a porté plainte. Il y a avait même des paroles injurieuses à l’égard du Maréchal. Suspension par le Préfet. Elle vient d’être envoyée par la protection de M. Galletier au lycée de Casablanca ce qui, ici, est considéré comme une faveur. Elle continuera là-bas son apostolat. Il est possible que le Maroc en ait besoin. Personnellement, cela m’étonnerait, mais sait-on jamais…
L’histoire de Janton, mari de ma confrère Pichot est moins drôle. Professeur au collège de Vitré, membre du PSF dont il avait ou été démissionné il y a trois mois. Il possédait des tracts gaullistes. Il devait être nommé par passe droit, a dit sa femme, au lycée de Rennes, car il avait échoué à l’agrégation. Ses seuls titres mais combien sérieux paraissaient être son dévouement à la cause anglaise. Une perquisition malheureuse et il est pour un an de concentration à Châteaubriant. Sanction du Préfet, mais dans un an, il sera dans le plus beau lycée de Paris. 
L’Instruction Publique, comme vous le voyez, se prépare à engager la jeunesse vers des voies nouvelles. On ne saurait indiquer une belle intelligence à ces messieurs. C’est bien ce qui me paraît inquiétant pour les projets du Maréchal. Leur prévision et leur action d’avenir me paraissent devoir torpiller ces derniers avec certitude.
Comment voulez-vous, avec les exemples que je vous donne, que la jeunesse qui manifestait ici pour le Roi d’Angleterre il y a quelques mois et qui semblait être légèrement assagie ne trouve pas un encouragement en voyant de quelle protection et de quelle faveur peuvent en fin de compte, bénéficier de la part du Gouvernement ceux qui pensent et agissent comme eux. Je pourrais vous citer d’autres cas et nous pourrions dire que c’est scandaleux si nous ne savions que c’est normal.
Tout ceci est entièrement connu de notre Préfet. Il s’agit du préfet régional François Ripert, très critiqué et déstabilisé par le journal La Bretagne de Yann Fouéré. Il a pris comme vous le voyez, des sanctions les temps derniers. Est-ce pour cela ou pour d’autres motifs qu’il encourage actuellement les colères russo-gaullistes et il sait de source sûre que M. Galletier prétend être en mesure de le faire sauter. Ce dernier est soutenu ici, par la Municipalité qui est un des foyers gaullistes les plus importants à l’exception de deux individualités. Vous savez quelle énorme action elle peut exercer et exerce sur les services administratifs et autres. Ce magno radicalo-socialiste, conservateur et maçonnique, nommé par suffrage universel fut confirmé par Monsieur Ripert, qui eut même soin d’y ajouter un communisant notoire, l’ancien directeur de la maison du peuple Chéreau, dont je vous conterai la double action un peu avant les troubles communistes, dont je savais l’éclosion sinon la modalité dès le 10 août. Un autre qui ne lui cède en rien Quessot, et la femme la plus notoire franc-maçon Mme Laurent. Tout ce monde le déteste assez cordialement et on dit qu’il le leur rend. Ils font en tous cas partie du bloc qui essaiera de l’évincer. Eugène Quessot, conseiller municipal puis membre du CDL représentant la SFIO. Mme Laurent, qui vient d’être nommée conseillère municipale.
Mais personne ne plaint le Préfet qui récolte tout ce qu’il a semé au temps pourtant peu lointain où, dans notre région, tout collaborationniste et tout partisan de la Révolution nationale, était soigneusement écarté par lui. Ce brave Allaire à Paimpont, qui en fut victime, s’il savait tout cela, rirait de bon cœur. Jules Allaire est un hôtelier de Paimpont.
Maintenant, on se bouffe comme au plus beau temps de la 3e et, espérons dernière du nom.
Je ne vous dirai rien aujourd’hui des automobiles. C’est de la fantaisie scandaleuse due à la collaboration initiale de la mairie et des bureaux de la Préfecture.
Et le ravitaillement.
Quant à l’histoire agricole future, ce sera un volume à part.
Si tout n’est révisé et aussi vite que possible, il faudra se résigner au désastre français ou au Gauleiter et nous en reparlerons si vous voulez bien, l’été prochain, si Dieu nous prête vie.
Vous me demandez ce que pensent de nous actuellement les Allemands. Voulez-vous que nous les classions en trois catégories :
Les soldats,
Les cadres, ce qui correspond à la classe moyenne,
Les dirigeants.
Pour les soldats, c’est simple. Ce que Pavelke ( ?) m’avait dit de ses Pfliger fin mars s’est généralisé et l’infanterie et l’artillerie ont pris le même esprit. Ses hommes disaient : Nous partons dans le barrage anglais, d’accord ; mais avant, ici ils sont tous anglais, alors mitrailleuses. Et, pour éviter les incidents, ils avaient donné des ordres sévères. Plutôt que Pfliger, il faut lire Flieger, aviateurs de la Luftlotte 3 (3ième flotte aérienne de la Luftwaffe) et du Fliegerkorps IV, probablement basés à Saint-Jacques-de-la-Lande.
Un commandant collaborationniste, un Autrichien lieutenant, viennent de me dire la même chose.
Il est certain qu’autrefois ils cherchaient un peu partout à causer, aussi bien dans le tramway qu’au bistrot. C’est fini. Dans le tramway ils cèdent leur place aux femmes mais, par ailleurs, ils nous ignorent et c’est tout ce qu’on peut actuellement leur demander.
On peut être sûr que si le peuple français devenait, par le plus grand des hasards, collaborationniste, le soldat allemand ne l’est plus et je crois pour longtemps. Il faudra, si Hitler veut un jour réaliser une entente franco-allemande, qu’il en mette un grand coup pour faire entrer cela dans la tête et dans le cœur de ses soldats. Et comme il existe des permissions, je crains que le visage encore assez agréable du pays allemand ne s’assombrisse petit à petit. Avouez que nous ne l’avons pas volé : 1919-1941.
Pour les cadres, c’est-à-dire les officiers, autre histoire. Il y a belle lurette qu’ils sont fixés sur l’esprit de 75% des Français à leur égard. Leur attention s’est donc portée uniquement sur le Gouvernement ou leurs représentants.
Du Gouvernement et plus particulièrement du Maréchal, il existe chez eux deux opinions : Les uns, en particulier ceux des kommandanturen, pensent qu’il essaie par les mots de rouler les Allemands. Ces hommes objectifs, tiennent surtout compte de ce qu’ils observent. Ils ignorent beaucoup de petits détails mais les choses principales ne leur échappent pas, par exemple certaines nominations : Galletier, la Mairie, dont ils connaissent parfaitement l’esprit, etc., certains actes, tout cela est enregistré et communiqué dans leurs rapports mensuels. De tout cela, je suis certain, vous savez comment. Ceux-là sont convaincus que le Maréchal et une bonne partie de son gouvernement finassent. Et vous savez que si les opinions sont lentes à se faire dans leur esprit, elles s’y accrochent à un moment pour longtemps.
Les autres pensent qu’il est sincère, mais trompé par tout le monde et qu’en tout cas, il manque d’autorité, ce qui pour eux est comme s’il était inexistant.
Ainsi ils considèrent certaine choses comme très importantes ; je veux parler de la grâce des deux condamnés de Clermont-Ferrand, grâce accordée par le Maréchal, en plein milieu de l’action communiste que ce dernier disait réprouver. Ils ne comprennent pas la dissonance entre l’action verbale et l’action tout court. D’autre part, ils considèrent qu’il y a eu là une réprobation de l’action allemande à Paris, qu’ils envisagent eux portant comme nécessaire pour notre propre salut à nous. Cela a produit près d’eux un effet désastreux auquel vient s’ajouter le cas de Collette. C’est humanitarisme n’est, pour eux, pas de saison, alors que tant des leurs tombent, pour l’Allemagne peut-être mais aussi un peu pour nous.
En effet, L’Ouest-Éclair du 16 septembre 1941 annonçait que le Maréchal avait gracié Marchadier et Lemoine, deux communistes condamnés à mort. D’après le directeur de cabinet du Maréchal, Henry du Moulin de Labarthète, les deux condamnés étaient originaires de la circonscription du très pétainiste Louis Deschizeaux, député-maire de Châteauroux, qui serait intervenu auprès de Pétain. Quant à Collette, condamné à mort le 1er octobre 1941, sa peine sera commuée en travaux forcés à perpétuité par Pétain.
Il est à craindre qu’ils ne finissent, en méprisant le Gouvernement, par nous mépriser tous et, si le sort des armes leur est favorable, nous devrons – dans un temps que j’ignore – en savoir quelque chose.
Si, comme le fait supposer le dernier exposé du Führer, il n’y a pas de compromis anglo-allemand, ce qui ne peut être, je crois, qu’heureux pour nous, si Hitler persiste dans son idée de 1937 d’une construction européenne et toujours dans le cadre d’une victoire allemande au moins sur le continent, je crois qu’ils ne toléreront le gouvernement actuel dans sa totalité qu’étroitement surveillé et contrôlé. Je pense qu’ils préféreront, s’il leur est possible, nous laisser une plus grande liberté mais avec des hommes dont ils ne mettront pas en doute la sincérité dans l’action (…)
Il reste la question religieuse. Hormis quelques individualités, il semble bien qu’on n’y ait point oublié la prise de position si nette de Rome en septembre 1939, en faveur des démocraties (N’oublions pas, s’il vous plait, que le Fric leur parle, et souvent). On est donc gaulliste dans les presbytères et les patronages de toute classe. On ne défile plus évidemment, comme en mars, avec des gaules de lignes, on jour en sourdine, ce que l’on nierait, bien entendu, en haut lieu, à la manière des saint disciples d’Ignace de Loyola.
C’est sans doute pour cela que l’on commence à nommer en douce ici des bonnes sœurs conseillères municipales, en attendant que Monseigneur ne devienne Préfet régional, à moins que ce ne soit pour bien marquer qu’en renouant cette sainte alliance du Christ et du Triangle de septembre 1939 en passant par Notre-Dame et la grande farce du Sacré-Cœur, nous ne désirions faire savoir expressément à Monsieur Adolph Hitler que nous entendons bien nous tenir à l’écart d’un quelconque ordre nouveau européen, qui ne me paraît pas, pour le moment, avoir pour objectif l’entrée de la Sainte Église catholique, apostolique et romaine, dans la politique active d’une Europe nouvelle.
On n’a pas jusqu’ici l’impression que le chef de l’État allemand cherche, pour lui ou pour d’autres, un nouveau Richelieu.
Le tout mince seigneur ou plutôt tout petit, tout obscur, tout sans grade que je suis, a l’impression que certaine partie du gouvernement français sont de sacrés diplomates… A moins… à moins… qu’ils ne recherchent à tout prix l’alliance et la bénédiction de l’archevêque de Canterbury. Alors là. C’est parfait.
A chaque moment suffit sa peine et vous avouerez que, dans mes fonctions improvisées et inédites de secrétaire délégué à Rennes de Monsieur le Préfet Le Baube, j’ai bien mérité un mandarin…
Si la forme est mauvaise, le fond est exact, je peux vous en donner l’assurance et c’est l’important.
Si donc vous voyez de nouveau, comme vous me le dites, Monsieur I… vous pouvez, si vous lui parlez de ces choses, vous considérer sur un terrain solide. Ce mystérieux I ne peut être que Jean-Pierre Ingrand, représentant du ministre de l’Intérieur à Paris, aux côtés de Fernand de Brinon.
Gardez ce papier, c’est un abominable morceau de littérature, mais ce n’est point là la question.
J’aurai plaisir à revoir tout cela l’été prochain avec vous.
Vous savez que je crois que la logique est de ce monde, mais je pense qu’elle villégiature hors de France, sinon il y a longtemps que vous seriez Préfet ici, avec Cousin actuellement en remplacement du Préfet du Morbihan (et à Rennes nous espérons que ce n’est qu’un remplacement) qui, quoique jeune, sait étudier avec réflexion toute question et appliquer toute résolution ainsi prise avec fermeté, vous auriez vite fait, dans ce département et ensuite cette région que vous connaissez si bien, de remettre de l’ordre dans tous les domaines et nom de Dieu, il y en a sacrément besoin.
Mais ceci est trop logique pour être vrai. Nous n’en sommes pas là.
Mes amitiés à vous quatre.
Ave. »

Épilogue
Avec une peine de deux années de prison, assortie d’une indignité nationale et la confiscation du quart de ses biens, le tribunal ne s’est pas montré particulièrement clément à l’égard du docteur Tizon. Arrêté pour avoir appartenu aux « Amis de la Légion », son cas relevait en effet plus de la Chambre civique que de la Cour de justice.
En fuite à la Libération, condamné à la peine de mort (peine commuée), le préfet Le Baube sera révoqué.
Le Dr Marquis, comme beaucoup d'anciens de la « Grande guerre » était un maréchaliste convaincu. D’après un rapport en date du 14 septembre 1944, rédigé par le Commissaire Divisionnaire des RG : « Ce sentiment d’admiration pour le chef de l’État et de son gouvernement s’atténua progressivement, au cours de l’année 1943, c’est-à-dire à une époque où la fortune des armes changea nettement de camp. Et, sur la fin de l’année 1943, lorsque le Maréchal fit appel à Darnand, et Déat, il se montra adversaire des méthodes de la Milice, il avait en d’autres termes prudemment « retourné son veston ». On cite encore à l’encontre du Dr Marquis, en l’interprétant comme un manque de courage civique, le fait suivant, lorsque les étudiants en médecine Comte et Huchet (fils des docteurs Comte et Huchet) furent arrêtés par les Allemands, ils avaient presque terminé le stage de leur 4e inscription. Les parents sollicitèrent donc du Dr Marquis l’obtention de cette inscription qui assurait les droits de leurs fils à l’examen de fin d’année. Le Dr Marquis ne leur donna pas satisfaction, se retranchant dans les règlements qui exigeaient la signature des intéressés. »
Xavier Comte a été arrêté le 8 mai 1943, à l’âge de 19 ans. Déporté à Buchenwald il sera de retour à Rennes le 18 mai 1945. Le Dr Xavier Comte a livré un récit de sa déportation dans un petit ouvrage paru en 2005 et préfacé par son ami Edmond Hervé. J'ai retenu ce passage qui corrobore le rapport du Commissaire de police :
« Un matin, réveil brutal, nous fûmes extraits de notre cellule et convoyés jusqu’à la gare de Rennes. Sur le quai, j’avisais à distance un de mes professeurs, docteur en médecine. J’arrivais à lui chuchoter que j’étais son élève et le priais de prévenir rapidement mon père, son confrère, que nous partions pour Paris. La commission devait être effective mais seulement le 5 août 1944, le lendemain de la libération de Rennes. Comme quoi la prudence n’a jamais fait défaut à certains. A ce propos, et pour faire quelques remarques concernant le comportement de la bourgeoisie locale, je me propose de donner un exemple : après une année de PCB à la fac de sciences de Rennes dont les professeurs et les chefs de travaux étaient dans l’ensemble gaullistes, j’étais entré en septembre 1942 à l’école de médecine de Rennes où j’avais pris ma première inscription, la deuxième en janvier 1943 et la troisième au mois d’avril suivant. Il en fallait quatre pour valider une année. Lors de mon arrestation, mon père demanda que ma quatrième inscription fût malgré tout validée. Il essuya un refus formel : « Il n’a qu’à la faire valider personnellement lui fut-il répondu. Conduite à opposer à celle du proviseur du lycée de garçons de Rennes qui s’était proposé comme otage pour permettre à ses élèves, arrêtés le 8 mai comme moi, de passer leurs examens. »
Archives de Rennes Fonds Charles Foulon
Un an plus tard, à la suite du Débarquement, de nombreux soldats anglais et américains, amenés par les Allemands à l’EPS de la rue Jean Macé, vont être soignés par le Dr Marquis. Il soignera et protégera également plusieurs résistants blessés amenés par le SD à sa clinique Saint-Vincent, les jeunes du Bezen Perrot montant la garde devant les chambres ; ce qui lui vaudra plusieurs attestations et témoignages de remerciements versés au dossier constitué par le CDL.

(1) Il faut croire que l'hôtel était apprécié des Allemands. En effet, un sergent de la Luftwaffen, Herbert Thurner (1905-1998), architecte connu après-guerre, était chargé, à partir de 1942, de l'extension du camp d'aviation allemand de "Point-Clos", sur la commune proche de Gaël. Il réalise aussi un hôpital de campagne à Mordelles ainsi qu'une cantine pour un régiment allemand à Rennes. Il avait également un projet d'extension de... l'hôtel Allaire.

vendredi 21 juillet 2017

21 juillet 1947, onze jeunes Rennaises se noient dans le bassin d'Arcachon

 Il y a un an j'évoquais sur ce blog la tragédie de Claouey, dont les anciens Rennais se souviennent encore tant l'émotion fut alors considérable en ville. Ce drame avait retenu mon attention pour deux raisons : tout d'abord le traitement de l'information par Ouest-France, puis la "mise en scène" du rituel funéraire en tant qu' "événement social et collectif". Soixante-dix après exactement, j'ai pensé qu'il fallait "remonter" cette communication.

La tragédie de Claouey
Ce mardi 22 juillet 1947, en lisant leur journal matinal, les Rennais découvrent avec stupeur la tragédie qui s’est déroulée la veille au soir sur une plage du bassin d’Arcachon. A l’époque des linotypes, le quotidien de la rue du Pré-Botté fut particulièrement réactif puisque la nouvelle du drame ne fut téléphonée de Bordeaux qu’à 3 heures du matin, modifiant ainsi la une des toutes dernières éditions. Compte-tenu de l’heure, le correspondant d’Ouest-France à Bordeaux ne dispose que de peu d’informations sur le drame. L’accident s’est produit en fin d’après-midi à Claouey, une plage située sur le bassin d’Arcachon. « Quatorze fillettes, toutes originaires de Rennes, ont été emportées par la mer ; neuf petits corps ont été retrouvés sans qu’il eut été possible de les ranimer ; trois enfants sont sauvés, il manque deux disparues. Les malheureuses petites appartenaient à une colonie de vacances des Guides de France qui séjournait dans la région » écrit ce correspondant. Ces 34 guides de la 4ème compagnie de Rennes avaient pris le train à destination de Claouey le mercredi précédent « Jeudi soir étaient arrivées joyeuses et remuantes trente-quatre jeunes et charmantes Rennaises appartenant aux Guides de France groupe Notre-Dame. Elles venaient à Claouey pour y passer des vacances sous la surveillance de la cheftaine, Mlle Jouannic. Le groupe alla camper dans l’une des propriétés du docteur Templier bien connu dans la région. » Que s’est-il passé ? D’après le correspondant : « Dans le courant de l’après-midi de lundi, les quatorze enfants avaient excursionné sur le terrain laissé découvert par la mer et s’y étaient attardées ; vers 19 heures elles furent surprises par le flot lors de la montée de la mer : ce fut le drame. En effet, le groupe des jeunes guides s’amusait sur la plage d’où la mer s’était retirée très largement. Mais la marée montante arriva très rapidement et les fillettes ne purent se dégager à temps. » Malgré l’organisation des secours, seules trois guides purent être sauvées. On dénombre neuf victimes et deux disparues dont Ouest-France donne les noms. En fait de « fillettes » et de « petits corps », il s’agit en réalité d’adolescentes âgées de 14 à 16  ans. Le journal indique que les enfants qui n’ont pas été mêlés à ce drame seront ramenés à Rennes par un car spécial qui doit quitter Claouey ce mardi. La liste des victimes établie, le préfecture de la Gironde a contacté celle d’Ille-et-Vilaine. En l’absence de Mme Bourrut-Lacouture, la femme de l'avocat rennais ancien Croix-de-feu et PSF, commissaire de province des Guides, les familles ont été prévenues du drame dans la nuit par la cheftaine Cartigny, accompagnée d’un prêtre « Nous savons qu’elle s’acquitta de cette douloureuse mission avec un esprit d’abnégation et une force morale qui méritent qu’on la remercie. Partout, elle sut prononcer le mot qui console et qui, sans pouvoir atténuer la peine, permet de la faire accepter et de la supporter. » Le style peut paraître quelque peu suranné aujourd’hui, mais convenons que la tâche de cette fille n’était pas facile.
Quatre colonnes à la une
En ville, l’émotion est considérable. Je n’ai pas connaissance du tirage de l’édition de Rennes datée du mercredi 23 juillet, mais avec le titre accrocheur « Je vis mes compagnes se débattre puis je ne les vis plus… », sur quatre colonnes à la une, il devait être conséquent. Le quotidien propose en effet plusieurs articles à ses lecteurs  « Voici les nouveaux détails qui nous sont communiqués aujourd’hui sur ce drame par notre envoyé spécial » Cet « envoyé spécial », qui va rédiger le déroulé des événements, n’est pas un journaliste de la rédaction de la rue du Pré-Botté, mais un correspondant du journal à Bordeaux d’où il envoyait régulièrement des papiers sur les rencontres sportives impliquant le Stade Rennais.
On sait que le dimanche, le groupe s’est rendu à la grand-messe « Tout de suite elles se rendirent sympathiques auprès des estivants et des pêcheurs de la petite station balnéaire. » Ce lundi 21, donc, vers 16 h, vingt-huit d’entre-elles, sous la conduite de leur cheftaine Paule Jouannic[1] et de ses adjointes, se rendent sur la plage. La mer est basse et l’eau semble bien loin à l’horizon, « Elles virent à quelques centaines de mètres du bord du rivage, bordé de riantes villas, un banc de sable fin rissolant au soleil. » Avant de se diriger vers ce banc de sable, nommé « La Dune Perdue », les jeunes filles « Prirent la précaution de demander si l’endroit n’était pas dangereux. Réponse satisfaisante leur ayant été donnée, certaines décidèrent d’aller s’amuser sur ce sable. » D’après une autre source, il leur a bien été dit que l’endroit n’était pas dangereux, mais à condition de ne pas y rester longtemps. Quoi qu’il en soit, le correspondant prend ses lecteurs à témoin, les jeunes filles n’avaient évidemment plus la notion du temps « Plusieurs baigneurs et notamment Mme Chabrat qui possède une jolie villa les virent longtemps s’amuser entre elles. Le temps passait… Pouvaient-elles s’en rendre compte ?... Non, n’est-ce pas… » On devine la suite. L’eau va progressivement encercler le faible promontoire. « Soudain, du rivage, on ne les vit plus ; exactement on n’aperçut plus que des bras qui s’agitaient et des têtes qui, à l’horizon, indiquaient qu’elles étaient toujours sur la « Dune Perdue ». Et le correspondant d’ajouter de manière très péremptoire : « Pouvait-on vraiment soupçonner le tragique destin qui les attendait ? Non, je le répète fermement. » D’après le journal, les cheftaines avaient, à diverses reprises, sifflé pour rappeler les jeunes filles et les ramener vers leurs compagnes restées sur le chemin du retour, mais le vent ne portait sans doute pas dans leur direction. Entre 18 h et 19 h l’eau avait recouvert les parties en déclivité longeant la rive.
Depuis sa villa « les Tamaris », un témoin, Mme Chabrat, assiste à la scène : « Je me reposais sur la terrasse de notre propriété. J’avais vu au cours de l’après-midi le groupe de jeunes filles sur le banc de sable distant d’environ 700 mètres du rivage et je ne m’étais nullement inquiétée puisque mes enfants eux-mêmes vont souvent s’amuser sur cette dune plate. Le vent était contraire et aucun appel ne vint à mes oreilles. Vers 18 h 30 je trouvais que la baignade  de ces jeunes scoutes durait bien longtemps et les apercevais au loin. Elles étaient séparées. Certaines, une dizaine environ, se trouvaient assez rapprochées du rivage. D’autres par contre et je ne pouvais les dénombrer étaient alors à la pointe extrême du banc. L’eau s’infiltrait par les petits canaux et les encerclait. Soudain, j’eus le pressentiment que ces dernières risquaient d’être prises par la mer, d’autant plus que nous sommes en période de grande marée. Il était alors près de 19 h. » Mme Chabrat aperçoit également dans le chenal un pétrolier arrivant du large et dont le patron agite les bras « Sans doute, lui, avait-il entendu les appels de détresse des malheureuses ». N’écoutant que son courage, Mme Chabrat prend son canot et se dirige seule vers les guides avec l’intention de les faire monter à bord ou de leur permettre de s’agripper d’une main au canot « Hélas, lorsque j’arrivai à la pointe de la Dune perdue, il y avait bien quatre mètres d’eau et des corps flottaient. J’ai d’abord aidé à monter à bord de mon embarcation, non sans difficulté, l’une des cheftaines-adjointes, Mlle Marie-Thérèse Boguais, puis à nous deux nous réussîmes à agripper six de ses camarades. Trois d’entre elles étaient inanimées et furent hissées dans le petit canot et, avec un filin, j’attachai les trois autres fillettes sous les bras. J’avais l’impression qu’elles n’étaient qu’évanouies. Tirant sur les avirons de toute mon énergie, j’ai alors regagné le rivage. » Épuisée, Mme Chabrat demande aux estivants accourus de porter les jeunes filles évanouies. Un voisin, M. Bergey, accompagné de sa nièce, a également mis un canot à l’eau et va ramener saines et sauves trois des jeunes filles qui dérivaient. Quatre médecins, alertés par téléphone, tentèrent vainement de ranimer les jeunes filles qui furent étendues sur le sol de la terrasse ou la table de ping-pong, « Hélas ! La mort avait fait son œuvre, et jusqu’à une heure du matin, dans le petit jardinet, reposèrent les corps, entourés par des habitants de Claouey. Tous les efforts entrepris pour ranimer l’une des neuf premières victimes avaient été vains. »
Je les ai vu se noyer nous dit l’une des rescapées.
Annette Bouglé est le seul témoin oculaire du drame : « J’étais restée en arrière de mes compagnes car le médecin m’avait dit que les bains ne m’étaient pas favorables étant trop nerveuse. J’étais à cent mètres environ d’elles. Je vis bien l’eau nous environner mais n’y pris pas plus garde que cela. Ne nous avait-on pas dit en effet quelques heures auparavant que nous ne risquions rien ? Soudain j’entendis des cris, mes compagnes appeler au secours. J’aperçus Claude Million, dont la sœur a été sauvée, se débattre puis je ne la vis plus, je vis également Yvonne Février, et bientôt je les vis se débattre tour à tour. Que se passe-t-il alors ? Je l’ignore. Mais il m’apparut qu’elles s’accrochaient mutuellement les unes sur les autres, et avant que les secours soient organisés, elles étaient noyées. »
La seule explication du drame
Rappelant que l’endroit de la « Dune Perdue » n’a rien de dangereux, mais concédant toutefois que « Les enfants s’étaient aventurés un peu loin », le correspondant d’Ouest-France est à nouveau formel : « Selon toutes les déclarations que j’ai pu recueillir sur place une seule explication s’impose. Il est probable que l’une ou plusieurs d’entre elles s’enlisèrent dans le sol boueux et sablonneux, mais nullement mouvant et que leurs camarades voulurent alors leur porter aide. Un affolement collectif, c’est certain, s’empara alors du groupe des 14 jeunes filles, tandis que montait la mer, submergeant la plage. On en vit nettement s’agripper et au lieu de repartir par le promontoire de sable d’où elles venaient, sans doute voulurent-elles couper court et atteindre au plus vite la rive. Ce fut là leur perte. Rapidement l’eau, du reste, les atteignit et elles se trouvèrent ainsi enlisées dans la vase et ballottées par les flots. Alors affolées, les malheureuses n’eurent aucune réaction. Elles se tinrent étroitement les unes à côté des autres, ainsi qu’en témoignent les traces retrouvées sur la « Dune Perdue » à marée basse à la pointe du banc de sable. » Inutile donc, de rechercher d’éventuelles imprudences. Cinq jours après son article, le correspondant envoie de Bordeaux une dépêche datée du 28 « L’enquête ouverte à la suite du drame de Claouey, où onze jeunes filles d’une colonie de vacances de Rennes se noyèrent est terminée. Aucune inculpation n’a été retenue. » Alors qu’un médecin réclame des crédits pour équiper les cliniques d’appareils de respiration artificielle, le journaliste écrit : « Voilà un appel qui ne devrait pas rester vain. De même, ajoutons-le, la natation devrait être obligatoire pour l’obtention du certificat d’études. » Est-ce à dire que ces adolescentes ne savaient pas nager ?
La chapelle ardente
Une chapelle ardente est dressée aussitôt dans la mairie de la commune de Lège, dont dépend le village de Claouey « Dix cercueils recouverts d’un drap blanc et sur lesquels reposent des bouquets de roses blanches et de fleurs des champs sont alignés sur des tréteaux. Un Christ domine et pieusement les habitants de Lège défilent devant les cercueils des petites Bretonnes. » Au neuf premières victimes, s’ajoute en effet un dixième corps retrouvé par des marins à marée basse dans la nuit  « La malheureuse était assise sur le sable et semblait dormir. Les recherches pour retrouver la onzième disparue, Mlle Michelle Després sont restées vaines. Son corps a du être emporté par les flots dans l’un des canaux peu profonds pourtant. » Le corps de Michelle Després qui dériva avec la marée montante, sera finalement retrouvé lui aussi mardi soir. Une souscription, ouverte par le maire, recueille plus de 40 000 francs destinés aux familles des victimes. La levée des corps, qui vont pouvoir être ramenés à Rennes, est prévue le mercredi. « Ajoutons que Mlle Jouannic, qui commandait le groupe des « Guides », assista, impuissante, à la catastrophe se trouvant non pas sur le rivage, mais à mi-distance de l’endroit tragique. Mlle Jouannic, très affectée, a été recueillie par le docteur Templier. » Mercredi après-midi, un camion funéraire devait prendre la route pour Rennes. Parmi les victimes, Ouest-France a une attention toute particulière pour  « La petite-nièce du regretté Mgr Even, Mlle Marie-Yvonne Richard, élève du pensionnat Sainte-Thérèse ».
L’arrivée des rescapées
Dans son édition du jeudi 24, après un article sur la levée des corps à Lège qui a donné lieu à « Une émouvante manifestation », Ouest-France décrit l’arrivée des rescapées la veille à Rennes où « La tragique noyade de Claouey fait l’objet de toutes les conversations. » Dès l’aube, un rassemblement de parents et proches des rescapées s’est formé place du Palais devant la permanence des Guides de France où l’autocar en provenance de Bordeaux arrive à 6 h 50. Les lecteurs du journal n’ayant encore pas la télévision, la description des faits se doit d’être la plus réaliste possible « Des scènes déchirantes alors se produisirent. Pendant quelques minutes ce ne furent que des effusions… les guides pleuraient… des sanglots les étouffaient. Brisées, exténuées, mais vivantes, vingt d’entre elles étaient revenues. Leur visage était émacié par deux nuits de souffrances et d’angoisse. Jamais, disaient-elles à leurs parents, nous ne pourrons oublier cette minute bouleversante que nous avons vécue. Le drame, en effet, a été si rapide que nous ne pouvions croire nous-mêmes à la terrifiante réalité de ce que nous avions vu… »
La belle conduite des cheftaines
Le quotidien rennais, dont on connait les liens très forts avec l’évêché – Paul Hutin et Mgr Roques, qui a été élevé à la pourpre cardinalice un an plus tôt, sont alors les deux personnes les plus influentes de la ville – se serait-il empressé de vouloir disculper à tout prix l’encadrement de ce camp ? En effet, un début de polémique a pris forme, mais nous n’en saurons pas plus « Regrettons, en passant, qu’un journal parisien, en une circonstance aussi douloureuse, témoigne d’un esprit partisan en insinuant que la responsabilité de la catastrophe incombait aux organisateurs du camp de vacances et en affirmant que les familles des malheureuses victimes avaient appris la fatale nouvelle par la lecture des journaux, ce qui revenait à dire que la direction des Guides de France avait manqué à ses devoirs. » Quoi qu’il en soit, il y a tout de même quelques incohérences dans le récit des événements « Il faut que l’on connaisse aussi la conduite héroïque des jeunes cheftaines et de leurs guides, qui essayèrent lorsque la catastrophe se produisit, de sauver le plus grand nombre possible de leurs camarades. Une dizaine de guides étaient restées sur la plage pour diverses raisons. Les 26 autres, dont les trois cheftaines, se trouvaient dans la baie et prenaient leur bain toutes ensemble. Elles n’avaient d’eau plus haut que la taille et le bain ne dépassa pas un quart d’heure. La cheftaine avait du reste demandé pour assurer la sécurité du bain, dont la durée était limitée à un quart d’heure, que les guides demeurées sur la plage annonce la fin par des coups de sifflet. La consigne fut observée. Mais c’est alors que la baignade se terminait que la mer, ayant monté avec une rapidité que les vieux matelots du pays ont qualifié de stupéfiante, les malheureuses petites filles ont été emportées par les vagues. Les cheftaines firent l’impossible pour sauver leurs camarades et on les vit qui nageaient avec deux ou trois guides accrochées à elles. On les aperçut aussi coulant à plusieurs reprises sous le poids des petits corps qu’elles essayaient de maintenir au-dessus des flots. C’est ainsi que Jenny Leveillé réussit à sauver deux fois Paulette Jouannic, qui avait plongé pour rattraper quelques-unes des jeunes victimes, et qui s’enfonçait dans les flots avec celles qu’elle voulait sauver. Michèle Baraize, une guide de 13 ans, a réussi à ramener deux petites et la cheftaine Mado Million a réussi à déposer sur la rive Christiane Loizil. Ce sont des estivants qui ont recueilli dans leurs barques toutes les guides qui n’avaient pas été entrainées par la mer. » Ces guides sont arrivées sur le rivage à 16 h 30. La mer devait être basse. A quelle heure s’est effectuée cette baignade limitée à quinze minutes ? On ne sait pas. Trop tardivement puisque la noyade s’est produite entre 18 h 30 et 19 heures. Il est indiqué qu’une dizaine de guides restèrent sur le rivage pour diverses raisons. Les 26 autres adolescentes, encadrées par trois cheftaines, prennent leur bain « toutes ensemble » dans la baie. Pourtant, parmi ces 26 guides, un groupe de 17 filles est à l’extrémité de la « Dune Perdue » où elles vont être rapidement encerclées par la marée. Parmi ce groupe, Mme Chabrat déclare avoir sauvé une cheftaine-adjointe, Marie-Thérèse Boguais. Dans de telles conditions, comment ces trois cheftaines, dont la plus âgée, Paule Jouannic, a 24 ans, et son adjointe Marie-Thérèse Bouguais, 15 ans « Coulant à plusieurs reprises sous le poids des petits corps qu’elles essayaient de maintenir au dessus des flots », faisant l’impossible pour sauver leurs camarades, pouvaient-elles ramener sur la rive des adolescentes à peine plus jeunes qu’elles, et ne sachant probablement pas nager ? De l’avis même des rescapées, la tragédie n’avait duré que quelques minutes, Ouest-France ajoutant que « Les cheftaines sont restées constamment avant, pendant et après la catastrophe, et qu’avant de s’aventurer avec leur joyeuse équipe sur la plage, elles s’étaient informées près des gens du pays de savoir s’il n’y avait aucun risque. Nous avons déjà dit qu’il leur avait été répondu négativement. M. le maire de Lège a d’ailleurs tenu à exprimer publiquement l’admiration qu’il éprouvait pour la conduite des cheftaines qui, aux dires de tous les témoins, ont su, dans cette tragique circonstance, accomplir, au péril de leur vie, tout leur devoir. »
Les onze cercueils sont arrivés à Rennes
Dès quatre heures du matin, jeudi, au pensionnat Sainte-Geneviève, rue Ginguené, où une chapelle ardente avait été aménagée dans la salle Sainte-Agnès par les soins de la Municipalité, les familles attendent les cercueils en provenance de Lège. « Un peu avant  six heures, le camion de la maison Prost, obligeamment mis à la disposition des guides, et dans lequel se trouvaient les dépouilles mortelles, pénétrait dans la cour du pensionnat. Sous la direction du chef Valton, des Scouts de Rennes s’occupèrent du déchargement funèbre ; opération des plus douloureuses. Les cercueils portaient chacun sur leur couvercle une fiche indiquant le corps qu’il renfermait. Bien des larmes de pitié s’échappèrent des yeux de ces jeunes gens. » Entre chaque cercueil, croulant sous les fleurs, des jeunes Guides en uniforme montent une garde d’honneur, alors que les cheftaines accueillent les familles et « Les aidèrent à supporter le choc de la suprême rencontre. Inutile de dire combien de scènes déchirantes se déroulèrent devant les cercueils : pères et mères, désespérés, secoués de sanglots, parents et amis consternés…Combien perdirent connaissance pendant quelques instants !... Durant toute la journée, ce fut un défilé interminable de gens dont l’émotion se lisait sur les visages. »
Des funérailles émouvantes
C’est le vendredi 25 juillet qu’ont été célébrées les obsèques solennelles des victimes. « La capitale bretonne s’est donnée hier tout entière à la pieuse et grandiose tâche de rendre hommage aux dépouilles mortelles des onze Guides de France victimes de l’effroyable tragédie de Claouey. De très bonne heure, la foule se pressait aux abords du pensionnat Sainte-Geneviève et dans les rues tout le long desquelles devait défiler le cortège funèbre. Mais si les rues apparaissaient pleines d’une animation inaccoutumée, il semblait bien que la vie de la cité s’était un instant arrêtée. Dans la cour d’honneur du pensionnant étaient rangés les corbillards qui devaient porter les cercueils et les nombreuses et magnifiques gerbes et couronnes de fleurs envoyées de partout à l’adresse des malheureuses victimes. » L’abbé Simonneaux, aumônier diocésain des Guides de France (Futur évêque de Versailles), procéda à la levée des corps à 9 h 30 dans la chapelle ardente en présence d’un nombreux clergé et des familles « Puis les cercueils qui disparaissaient sous un amoncellement de fleurs blanches et roses, furent déposés dans des corbillards dont les cordons étaient retenus par des Guides de la 4ème Rennes, dont la plupart avaient vécu le drame de Claouey. Un peu avant 10 heures, alors que le glas de la Métropole s’écrase sur la ville et que les cloches de l’église des Sacrés-Cœurs lui répondent, le cortège se met en route. Derrière la croix processionnelle de la paroisse la plus éprouvée, viennent les Scouts et Guides de France de Rennes. On remarque des Éclaireurs de France qui ont tenu à rendre hommage à leurs sœurs scoutes. » De la rue Ginguené, le cortège funéraire emprunta la rue de Nantes, puis descendit vers le boulevard de la Tour-d’Auvergne pour traverser ensuite la place de Bretagne, remonta la rue de la Monnaie, pour finir à la Métropole. « Sur les trottoirs attendaient de triples rangées de témoins silencieux. Des villes voisines et de plusieurs petites communes rurales situées aux alentours de la grande ville, des gens étaient venus pour apporter aux familles si cruellement frappées dans leurs affections, le témoignage de leur douloureuse sympathie. » Temps fort de l’enterrement, le convoi funéraire donne aux funérailles plus de solennité. D’après le compte-rendu qu’en fit Ouest-France, celui-ci se déroula avec toute la pompe que seule l’Église romaine sait donner à ses cérémonies. « Les enfants de cœur aux soutanelles rouges, le clergé des Sacrés-Cœurs et de la Métropole, auxquels se sont joints les curés des diverses paroisses de la ville et des alentours, ainsi que les aumôniers des mouvements de jeunesse, précédent Mgr Groult qui, en « mantelleta » et en l’absence de S. Em. Le cardinal Roques, primat de Bretagne, actuellement à Rome, préside cette émouvante cérémonie. Derrière les chars funèbres qui disparaissent sous les fleurs, suivaient les familles toutes de noir vêtues, les yeux rougis par les larmes, les paupières gonflées, tristes et silencieuses ; les parents de celles qui allaient être conduites à leur dernière demeure. » Après une heure de procession, « Un à un les cercueils franchissent le seuil de la cathédrale dont le chœur est drapé de tentures noires bordées d’argent. Après que les personnalités, les familles et les délégations eurent pris place dans l’immense vaisseau la messe commence, célébrée par le chanoine Louvet, curé des Sacrés-Cœurs. Les cercueils ont été alignés dans le transept, comme des lévites un jour d’oblation. Des Guides montent une garde d’honneur. »
Je ferai grâce aux lecteurs de ce blog de la longue liste des personnalités citées par Ouest-France. Tout ce qui compte à Rennes, y compris certains notables tout juste remis de leurs ennuis consécutifs à l'épuration, se devait d’être présent. A l’issue de la messe, Mgr Groult, revêtu de la lourde chape de deuil, donna l’absoute « Lentement, récitant le pater, le prélat bénissant fit deux fois le tour des cercueils. L’In paradisium retentit ensuite, bientôt suivi au grand orgue du chant Ce n’est qu’un au revoir. » Deux cortèges vont alors se former place de la Cathédrale : l’un, le plus important, se rendra au cimetière de l’Est, l’autre au cimetière du Nord. Les conduites aux deux cimetières seront présidées par les aumôniers des Guides de France. « Les ultimes prières de l’Église furent prononcées à l’entrée des deux nécropoles où éclatèrent à nouveau d’affreuses scènes de désespoir. »
Le lendemain, la même foule probablement, accueillera le général de Gaulle, qui achevait un déplacement de trois jours en Bretagne avec un discours violemment anticommuniste.


[1] Elle avait été admise comme monitrice à la T.A. en 1941