samedi 9 septembre 2017

Les tondues de Rennes dans l'objectif de Lee Miller



Lorsqu’il y a deux ans, je mettais en ligne un article sur les trois pendues de Monterfil, je n’imaginais pas qu’il atteindrait aujourd’hui les 3 000 consultations. Ce drame, il est vrai, était assez exceptionnel par sa cruauté. Heureusement, les femmes tondues dans les jours qui suivirent la Libération ne connurent pas toutes le même sort. Si les tontes « furent un phénomène de masse », il est très difficile de les quantifier, tant les sources sont rares ou lacunaires. « Il est extrêmement complexe de mesurer en valeur absolue les tontes de femmes à la Libération car cet acte de justice a été intégré et assumé par la société de l’époque. Elles n’ont donc fait l’objet d’aucun recensement systématique par la police ou la gendarmerie, à la différence des homicides », poursuit Luc Capdevila dans son ouvrage Les Bretons au lendemain de l'Occupation. Imaginaires et comportements d'une sortie de guerre, 1944-1945. Cette absence de statistiques officielles sur les tontes effectuées à la Libération se vérifie également pour celles commises sous l’Occupation. Toujours d’après Luc Capdevila « La chronologie des tontes épouse celle de la Résistance armée. Elles apparaissent tardivement et se développe sous l’Occupation. Tous les départements bretons ont connu des tontes avant la Libération ». En valeur absolue, pour la Bretagne, l’historien dénombre 17 tontes effectuées avant le 31 mai 1944, puis 18 pendant les mois de juin-juillet. Les victimes se gardant bien d’aller porter plainte à la gendarmerie, on peut imaginer qu’elles furent probablement plus nombreuses.
Les tontes printanières de 1944
Lorsqu’elles apparaissent dans les archives, les tontes effectuées sous l’Occupation diffèrent de celles commises à la Libération, où l’on attend que l’occupant soit parti pour passer à l’acte. On constate en effet qu’elles ont un caractère essentiellement rural. De ce fait, tout le monde se connaissant plus ou moins dans les villages, elles sont effectuées de manière discrète, souvent de nuit et par des hommes masqués. Elles n’ont donc pas l’aspect ostentatoire des tontes urbaines de la Libération. Les raisons ayant entraîné ces tontes sont également différentes : elles ont valeur d’avertissement. Plutôt que de femmes soupçonnées d’entretenir des relations sexuelles avec un soldat allemand (Leur tonte risquant d’entraîner des représailles), il s’agit surtout de personnes connues pour s’enrichir au marché noir, ou bien réputées pour être des « collabos », comme ce Morbihannais, coiffeur de son état et tondu en plein jour dans son salon par des maquisards masqués.
Bien que le moins touché des départements bretons, l’Ille-et-Vilaine n’échappe pas à cette vague de tondaisons printanières. Avec l’éclosion des micro-maquis au nord du département, on assiste à une multiplication des opérations de racket en direction de fermes qui, si l’on en juge par le montant des butins, n’ont pas été choisies au hasard. Pour avoir une idée des liquidités cachées sous le matelas ou au milieu les piles de draps dans les armoires, il n’est pas inutile de rappeler qu’en 1944, le salaire minimum d’un ouvrier était d’environ 1 000 F et que les Caisses d’Épargne, dont le plafond des versements avait été porté à 40 000 F par Vichy en 1942, croulaient sous les excédents. Au hasard des consultations de dossiers d’enquêtes effectuées par le parquet de Rennes sur ces rackets, apparaissent parfois des cas de tondaisons. Le 1er avril 1944 par exemple « Quatre individus armés non identifiés » se présentent chez un cultivateur de la Mézière et réclament une somme de 150 000 F. Ils devront se contenter de18 000 F, mais « Ils ont maintenu toute la nuit, attachés sur des chaises, M. X et les membres de sa famille et de son personnel. Les cheveux de Mme X furent coupés. » Le butin sera plus conséquent le 4 mai lorsque deux individus, eux-aussi masqués, s’emparent avec violence de 153 000 F et 15 livres de beurre dans une ferme de la Gaucherais à Rennes. Même opération le 7 juin, chez un gros cultivateur de Noyal-sur-Vilaine. Le fermier déclarant ne pas avoir d’argent, les trois hommes masqués le ligotent sur une chaise et menacent de lui griller les pieds avec de la paille s’il ne leur remettait pas son argent. Finissant par céder, le cultivateur leur donne 70 000 F en billets de banque et 750 000 F en bons du trésor, dont il avait conservé les numéros et que les trois hommes brûlent sous les pieds du cultivateur. Le racket prend alors une tournure plus sadique lorsqu’ils déshabillent la fille du cultivateur, âgée de 19 ans, la laissant complètement nue « Puis à l’aide de la flamme d’une lampe pigeon, ont commencé à lui brûler le bas-ventre pour qu’elle leur dise où était caché l’or de la ferme ». Selon le parquet de Rennes « Il est de notoriété que M. X se livre au marché noir ». Le 23 juin, à Guipel cette fois, vers deux heures du matin, deux hommes armés s’introduisent par la force dans une ferme. Après avoir demandé 800 000 F, puis 500 000 F, ils ne trouvent que 20 000F. Déclarant qu’ils reviendraient dans 15 jours pour récupérer 200 000 F, ils mangent sur place puis, avant de partir, coupent les cheveux du cultivateur et de sa femme. Non loin de là, le 27 juin à Saint-Aubin-d’Aubigné, le butin sera plus conséquent. Dans la nuit, cinq hommes se présentent chez un fermier en déclarant : « qu’ils étaient patriotes » puis emportent 200 000 F en Bons d’Épargne, 200 000 F d’obligations du Trésor, 225 000 F en billets de banque, du beurre, de l’eau de vie, de l’essence. L’un des hommes remet ensuite au fermier un reçu sur un billet de 5 F au nom de « Prigent René ». D’après le parquet, les victimes avaient décidé de ne pas faire connaître le vol et « Qu’ils demandaient qu’aucune publicité ne soit faite sur cette affaire. » On les comprend en effet. Le 1er juillet, neuf maquisards coupent les cheveux de la femme d'un agriculteur à Saint-Marc-le-Blanc. Le 5 juillet, vers 1 h 30, à Québriac, quelques figaro armés, après avoir déclaré : « Police, au nom de la loi, ouvrez ! » se font remettre 40 000 F, par un cultivateur sur lequel « Ils se sont livrés à quelques violences », lui coupant notamment les cheveux « en lui faisant une croix gammée sur la tête ».
Moins fréquentes, ces tontes masculines vont continuer après la Libération. Ainsi ce « zazou », tondu le 23 août, place de la Mairie à Rennes. Pour le CDL « L’incident, qui causait du scandale et était interprété diversement, paraît à la fois une brimade et une mascarade, surtout qu’un deuxième « zazou » était en même temps mis en demeure de s’engager sous la menace de la tondeuse. De pareils gestes ne peuvent que nuire à la réputation des FFI. » Comme on peut le voir sur la photographie ci-jointe, ce n’est pas un cas isolé. Ces clichés, une douzaine, ne comportent aucune mention de date et de lieu. Cependant, sur l’un d'eux, on reconnaît l’enseigne d’une entreprise Rennaise située sur le Mail. Et c’est bien un homme tondu, encadré par deux FFI armés et des militaires en uniformes, qui est en tête de ce pitoyable défilé – chemin de croix serait plus approprié – suivi de sept femmes, également tondues, le visage badigeonné de croix gammées.


 











En règle générale, il n’a jamais fait bon être une femme dans un pays occupé. C’était particulièrement le cas en Bretagne au printemps 1944, où chaque opération menée par les maquisards contre l’occupant entraînait son lot de représailles avec de nombreux viols commis par les « Osttruppen », ces Ukrainiens ou Géorgiens de sinistre réputation. Les nazis en fuite d’autres soldats, américains ceux-ci, commettront à leur tour l’irréparable. Ces crimes sont assez rares et le châtiment (par pendaison) pouvait varier selon la couleur de peau du G.I. Dans les journées troubles qui suivent la Libération, une autre forme d’humiliation s’abat sur les femmes. Malheur en effet à celles qui sont soupçonnées par leurs voisins d’avoir entretenu une relation sentimentale avec un soldat allemand. Conséquence d’un certain délitement et de la passivité des autorités locales, ces femmes, qui auraient du être interpellées par la police puis internées au camp Margueritte, puisque c’est là qu’elles étaient le plus en sécurité, vont être arrêtées par les FFI.
Les tondues de Rennes
Établir un décompte exact des tontes effectuées après la Libération est très difficile. Dans son ouvrage, Luc Capdevila recense 159 cas pour les Côtes-du-Nord, 55 pour le Finistère, 34 dans le Morbihan et 24 pour l’Ille-et-Vilaine. Ce qui est à peu près proportionnel à l’implantation des maquis FTP par départements. D’après Luc Capdevila « A Rennes il semble qu’elles aient été nombreuses, mais seulement six tontes ont été isolées. » En l’absence de recensement officiel, ces six tontes sont attestées par une lettre de la célèbre photographe et correspondante de guerre Lee Miller, publiée avec une photographie de trois femmes tondues dans un livre d’Antony Penrose, Lee Miller Photographe et Correspondante de guerre. Après avoir photographié la bataille de Saint-Malo et la reddition des troupes allemandes, Lee Miller arrive à Rennes, d’où elle repartira pour couvrir la libération de Paris.
Le 26 août, elle écrit à la journaliste anglaise Audrey Withers, rédactrice du magazine Vogue, qui l’avait envoyée en Normandie suivre la progression des troupes alliées « Aujourd’hui, à Rennes, j’ai assisté à une séance de représailles contre des collaborateurs. Ils avaient tondu les femmes, alors qu’après leur interrogatoire on disposait de preuves suffisantes pour qu’elles passent plus tard en jugement. C’étaient des filles stupides, même pas assez intelligentes pour avoir honte. Il y avait deux sœurs, âgées de dix-huit et vingt ans ; elles avaient vécu avec leurs petits amis allemands dès la première semaine de l’Occupation. Leur troisième sœur les aurait accompagnées si le comité ne l’avait autorisée à passer quelques jours auprès de leur mère cancéreuse, mourante, qui ignorait tout de cette disgrâce. Plus tard, j’aperçus quatre filles que l’on faisait défiler dans la rue et me précipitai vers elles pour les prendre en photo. Du coup, je me retrouvai en tête du défilé et la population pensait que j’étais la femme soldat qui les avais capturées, ou quelque chose dans ce genre, et on m’embrassait et me félicitait pendant que gifles et crachats pleuvaient sur les malheureuses. » Ce témoignage de Lee Miller est assez vague. Elle parle d’une tondaison de femmes, qualifiées de « filles stupides », parmi lesquelles se trouvaient deux jeunes sœurs. Lee Miller ne dit pas où ces filles ont été tondues et si cela s'est passé en public. Plus tard, le même jour probablement, elle assiste au défilé de quatre tondues qu’elle photographie. Les deux jeunes sœurs en faisaient-elles partie ? Sur la photographie prise devant le Palais du Commerce, et qui figure dans le livre, on voit trois jeunes filles, dont deux qui se ressemblent étrangement. Pour des raisons de droits d’auteur, je ne puis insérer cette photo sur ce blog. Elle est consultable sans problème sur Google https://fr.pinterest.com/pin/400187116861116278/ S’agit-il des deux sœurs précédemment citées ? Dans ce cas,
Archives de Rennes. Don de Yves Costard 350 Fi 725-10
il n’y aurait qu’une seule et même affaire de tondaison suivie d’un défilé en ville. Cette hypothèse est confortée par une autre photographie, jusqu’alors inédite, de quatre jeune filles, parmi lesquelles ont reconnaît sans difficulté les trois tondues de Lee Miller. Cette photographie a été prise par André Costard, un Rennais qui habitait boulevard Volney, dans le même immeuble qu’un certain… Charles Foulon.
Le 29 août, quelques jours après le départ de Lee Miller, les Rennais assistent à un nouveau défilé de quatre tondues. D’après le témoignage de l’une de ces femmes, qui figure dans son dossier d’instruction, elles ont été arrêtées le matin puis emmenées dans une caserne des FFI, rue Lobineau, pour y être tondues. Vers midi, ces femmes doivent se rendre à pied, sous les insultes et les quolibets, à travers les rues principales de la ville, à l’hôtel Caradeuc, rue de Fougères. L’une d’elle, ayant refusé de faire le trajet à pied, déclare avoir été frappée par un FFI qui aurait abusé d’elle alors qu’elle perdait connaissance. Une autre jeune femme a confié à ses camarades de cellule que l’on avait abusé d’elle à quatre reprises, la nuit, dans les caves de l’hôtel Caradeuc. Après enquête, dans un rapport adressé au général Allard, le commissaire de police reconnaît effectivement que quelques hommes de garde ont « fréquenté » des femmes et « qu’ils ont été punis ». Il ajoute, à propos des deux femmes en question : « Leur réputation n’est plus à faire. Connues des services des mœurs. » Si le CDL exprime sa réprobation après la tonte du jeune « zazou » le 23 août, on sera bien en peine de trouver une seule protestation des autorités locales contre celles pratiquées sur les femmes, dont L’Ouest-Éclair ne parle jamais. Les résistants, tout du moins ceux qui n'avaient pas été fusillés, et qui n'ont pas attendu le débarquement pour lutter contre l'occupant, et capables de s'opposer aux agissements de ces jeunes FFI, résistants de fraiche, ne pouvaient guère intervenir puisqu'ils étaient dans le train de Langeais. Le nombre des femmes impliquées dans la Résistance a été largement sous-estimé, car basé le plus souvent à partir des listes de cartes de volontaires de la Résistance établies à la Libération. Contrairement aux hommes, les femmes n'étaient pas particulièrement attirées par les honneurs et les médailles, d'où une certaine discrétion après-guerre. On peut cependant constater que parmi les 1004 déportés civils, résistants ou politiques, recensés dans le train dit de « Langeais », on dénombre 229 femmes, ce qui n'est pas rien. Voir le site http://assoc.orange.fr/memoiredeguerre. Ce manque de reconnaissance de l'importance des femmes dans les mouvements de résistance se retrouve au Comité Départemental de la Libération (CDL) puisque, lors de la réunion du 26 août 1944, l'Union des Femmes Françaises : « Demande pour la 2ème fois à être représentée au CDL. Charles Foulon estime que la cause a déjà été entendue. M. Gourville, sans vouloir revenir sur le vote, estime que pour représenter l'élément féminin, deux femmes ne seraient pas de trop au CDL. » Sur les 19 membres que compte le CDL, on ne compte en effet qu'une femme : Mme Martin, assistante sociale de la Résistance.
Les femmes qui entretenaient des relations sexuelles avec des Allemands n’ont heureusement pas toutes été tondues. Passé le mois d’août, ces pratiques vont disparaître. En effet, le 8 septembre 1944, le général Allard vient en personne informer les membres du CDL pour les avertir que : « Le public se plaint tout d’abord des FFI vrais ou faux, dont l’indiscipline et les mœurs déplaisent. » Un mois plus tard, le 11 octobre, le CDL vote un vœu « Demandant l’internement administratif durant deux ou trois semaines des femmes ayant eu des rapports intimes avec les Allemands. » Quelques jours plus tard, le préfet répond « Actuellement quantité de femmes sont internées pour relations intimes avec les Allemands. Il faut les distinguer des collaborateurs dangereux et n’arrêter que les vrais coupables. » Depuis trois mois, les prisons sont pleines, le camp Margueritte saturé, et le tribunal militaire croule sous les affaires. Début novembre, la justice civile reprend ses droits avec l’installation des Cours de justice et des Chambres civiques. Ces dernières, estimant que les relations sexuelles avec un occupant ne constituaient pas une aide directe à l’Allemagne, vont classer la plupart des dossiers sans suite.
Pour celles qui avaient été tondues, dont la quinzaine recensée ici, se pose désormais la difficulté de cacher cette honte. En sachant que la moindre perruque, quand on en trouvait une, ne coûtait pas moins de 2 000 F.

Ajouté le 12 avril 2018 : J'ai été sollicité il y a quelques jours pour localiser et identifier cinq photographies de trois femmes tondues qui présentaient quelques similitudes avec celles de Monterfil : une femme très jeune et deux plus âgées. Nous savons seulement qu'elles ont été prises à Rennes ou ses environs. Ces photos sont de très bonne qualité. Généralement, les documents iconographiques de l'époque représentent des femmes qui ont déjà été tondues puis exposées à la population lors de "processions" en ville. Dans le cas présent, nous sommes devant un bâtiment qui ressemble à une caserne ou un château, avec de jeunes FFI armés, l'air goguenard, en pleine action, la tondeuse à la main. Les pauvres femmes sont sur une chaise, elle-même juchée sur une table pour que tout le monde puisse voir la scène. Visiblement résignées sur leur sort, et contrairement aux femmes de Monterfil, elles ne semblent pas avoir été maltraitées. Peut-être en sera-t-il différemment lorsqu'elles vont défiler en ville sous les quolibets et les crachats. 

Je remercie vivement Yves Costard de m’avoir autorisé à reproduire la photo prise par son père. Elle fait partie d’un ensemble de photographies prises à Rennes sous l’Occupation et déposées aux Archives de Rennes. Réf : Fonds André Costard 10 Z 290.