lundi 19 février 2018

De la chute de trois réseaux de résistance à un étonnant acquittement devant la cour de justice de Rennes

La Résistance est souvent une affaire de famille. Chez les Leroux, par exemple, on n'a pas attendu le 6 juin 1944 pour passer à l'action. Dès septembre 1940, Isidore, le père, fonde un groupe de résistance à Saint-Servan avec ses deux fils : Alfred et Jean. En 1941, ils rejoignent le Front National (FN). Isidore et Jean vont être arrêtés le 6 juillet 1943, à Paramé. Le 2 décembre 1943, Isidore est fusillé au Mont Valérien. Déporté, son fils Jean va mourir à Buchenwald. Alfred, instituteur, est en formation à l’École normale de Rennes lorsqu'il est nommé chef départemental du FN en 1942. Il est également responsable du journal clandestin Le pays Gallo et entre en clandestinité au mois de mars 1943. Conséquence d'imprudences manifestes et de l'infiltration du groupe de Rennes par un indicateur du SD, Leroux finira lui aussi par être arrêté.
La chute du groupe rennais du Front National
Tout commence le 17 février 1944, lorsqu'un certain Heitz, résistant FN, vient trouver Alfred Leroux pour le conduire à un rendez-vous place de Bretagne, où ils doivent retrouver trois autres résistants du groupe FN de Rennes : Gustave Cheneval, 22 ans, dit "Tatave", Gustave Coto, 35 ans, et Marcel Cariou, 23 ans. Leroux, déjà rompu aux règles de la clandestinité, aurait-il un pressentiment ? Il n'est pas tranquille car le rendez-vous a été fixé par Heitz, à son insu : "Cette réunion fut fixée à 15 h dans lieu public et m'a parue bizarre, car j'estimais que l'on était trop nombreux." Il s'y rend quand même. Arrivé à l'endroit convenu, les trois résistants disent à Leroux qu'il fallait attendre leur camarade Heno, car il sera question d'une distribution de mitraillettes pour les groupes FN. Leroux répond qu'il serait étonnant que Heno vienne car il était parti à Angers accompagner une équipe de football de Rennes : "A ce moment-là, est arrivée le long du trottoir une grosse voiture noire qui a tourné brusquement 15 mètres après nous, derrière un pâté de maisons. Une autre voiture a suivi celle-ci dans la même rue. Immédiatement après, un grand nombre de civils, armés de mitraillettes, a débouché du pâté de maisons où s'étaient garées les voiture, et se sont déployés en éventail dans notre direction. J'ai compris aussitôt que nous avions été dénoncés et que l'on venait nous arrêter. Il y avait à peine trois minutes que j'étais arrivé. Cariou, Cheneval et Coto ont été poussés dans une voiture qui est partie, accompagnée de la seconde. Moi-même, j'ai été poussé dans un couloir où j'ai été violemment frappé, en attendant que les voitures reviennent. J'ai été emmené directement à la Gestapo. Pendant un mois, j'ai été à plusieurs reprises violemment frappé. Le lendemain de mon arrestation, j'ai été confronté avec Heno, qui venait d'être arrêté, et il m'a dit que c'était Cheneval qui nous avait donné aux Allemands. Je n'ai jamais plus eu de nouvelles de Coto, tout en sachant qu'il avait été libéré. Quelques jours après mon arrestation, arrive dans ma cellule un nommé Hardy, lequel m'a déclaré d'une façon formelle que Cheneval était responsable de son arrestation et m'a même précisé qu'il l'avait vu en liberté après mon arrestation, ainsi que Coto. Heno m'a confirmé ces informations le jour de notre départ en Allemagne." Les Allemands sont bien renseignés, puisque le jour-même, ils se rendent chez Antoine Jagu, 46 ans, responsable de secteur FN. Jagu habite au bout de la rue de Dinan, juste avant le pont Saint-Martin, dans le quartier des tanneurs, non loin de chez Heno : "Je sais que Leroux a été arrêté le 17 février et Heno le 18. J'ai moi-même échappé à l'arrestation en ne rentrant pas chez moi. Heno et Leroux m'ont déclaré, à leur retour, que c'était Cheneval qui était l'auteur de leur dénonciation." Jagu absent, les Allemands font une perquisition en règle, pendant que Louis Guervenou, alias "Docteur" au Bezen Perrot, monte la garde devant la maison. Au même moment, au siège du SD, rue Jules Ferry, Cheneval et Coto sont relâchés, moins d'une heure après leur arrestation. Alfred Leroux est écroué dès le lendemain à Jacques Cartier. Son lieutenant, Georges Heno, comptable de 40 ans, est domicilié au 198, rue de Saint-Malo. Il est connu dans le quartier, puisque président de l'A.S. du pont Saint-Martin, que devait probablement fréquenter Cheneval : "Je connaissais Cheneval depuis environ dix ans. Au mois de février 1944, il m'a demandé de faire partie de notre groupe de résistance. J'en ai parlé à mon chef. Il fut convenu que Cheneval serait admis dans notre groupe clandestin. Il a bien vite été très au courant de l'action clandestine du groupe (...) Dans la nuit du 17 au 18 février 1944, il était convenu que notre groupe se serait rendu à Gaël prendre possession d'un dépôt d'armes parachutées récemment. Rendez-vous avait été pris le 17, à 14 h, boulevard de la Liberté. A l'heure convenue, MM. Leroux, Cariou, Cheneval et Coto, se trouvaient au lieu fixé. Il furent de suite entourés par les policiers de la Gestapo (...) Moi, arrivé en retard à ce rendez-vous, je ne fut arrêté que le lendemain à mon domicile. Ce qui aujourd'hui paraît à mes camarades et moi très suspect, c'est que les nommés Cheneval et Coto ont été relâchés par les Allemands une demie-heure après leur arrestation." Heno ayant raté ce rendez-vous, un second avait été fixé avec le résistant André Raton, 31 ans, officier d'active, à qui Heno devait donner le plan du lieu où se trouvait le dépôt d'armes : "Ce rendez-vous eu lieu vers 18 h, le 17 février 1944, au coin de la rue Paul Féval et de la rue de Châtillon à Rennes. Heno est venu exactement à ce rendez-vous mais accompagné de deux individus, que j'ai su par la suite être Cheneval et Coto. Nous sommes allés sur le terre-plein qui surplombe le Champ de Mars, dans une tranchée abri. Arrivés là, Heno me donna, toujours en présence des deux autres individus, les dernières instructions en vue de l'enlèvement des armes à la Croix-Blanche en Gaël. Le lendemain vers 21 h 15, après avoir avisé mon groupe, je me trouvais à l'emplacement indiqué sur le plan, à la Croix-Blanche. Deux voitures allemandes sont venues avec une quinzaine de militaires et civils au rendez-vous." Arrêté, André Raton va réussir à s'échapper, non sans avoir reçu une balle de revolver dans la cuisse droite : "A la suite de ce guet-apens, j'en conclus que Cheneval et Coto sont à la base de cette dénonciation aux Allemands." Cette affaire est curieuse. En effet, arrêtés, puis relâchés par les Allemands vers 15 h, Cheneval et Coto se rendent néanmoins au rendez-vous de 18 h. Ont-ils informé Heno de l'arrestation de Leroux ? D'après celui-ci : "Il est certain que si Cheneval et Coto n'avaient pas été les indicateurs des Allemands, l'un ou l'autre serait venu m'avertir de l'arrestation des membres de mon groupe."
Gustave Cheneval, une jeunesse rennaise
L'Ouest-Éclair, 12 août 1932
Né à Rennes en 1922, Cheneval fréquente l'école de la rue Papu, puis celle de la rue d’Échange, où il obtient son certificat d'études primaires. Il fait ensuite deux années de cours complémentaires. Là s'arrête sa scolarité. La suite est plus chaotique. En 1937, à l'âge de quinze ans, il décroche son premier emploi chez... Georges Houée, 35 ans, le fameux bouilleur de cru et futur président fondateur, avec le non moins fameux Théophile Jeusset, du Groupe ouvrier national-socialiste breton. Cheneval se fait ensuite embaucher par l'entreprise de maçonnerie Morino, jusqu'à la déclaration de la guerre. En 1939, il travaille au camp des Anglais de la route de Lorient, qu'il quitte au moment de l'arrivée des Allemands. On ne sait pas trop ce qu'il fait par la suite mais, en 1942, il travaille toujours route de Lorient, au camp Pi-Park de la Kriegsmarine. En février 1943, il part pour l'Allemagne au titre du STO, d'où il écrit à sa petite amie : "Durant son séjour en Allemagne, Cheneval m'a écrit deux ou trois lettres auxquelles je n'ai pas répondu. Dans celles-ci, il me faisait savoir qu'en Allemagne, il était bien plus heureux qu'en France. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai cessé toute relation avec lui." En janvier 1944, Cheneval se fait réformer pour raison médicale et revient à Rennes. Ce qui étonne certains voisins qui ne lui connaissaient aucun problème de santé. Les témoignages recueillis dans le voisinage à son sujet ne sont pas très flatteurs : "Il n'a jamais réellement travaillé, fréquente assidûment les cafés, jeune homme peu intéressant capable de tout, ses camarades n'ayant plus confiance en lui..."
L'arrestation de Georges Heno
Ferdinand Fischer, SD Rennes
Le 18 février donc, Georges Heno, ignorant qu'Alfred Leroux avait été arrêté la veille, arrive chez lui pour déjeuner : "Je fus arrêté dans le couloir de l'immeuble par un jeune homme vêtu d'un imperméable beige et coiffé d'un béret basque qui, m'ayant demandé mon nom, me mit sa mitraillette sur le ventre en me déclarant : "Police allemande !". Il ajoutait : "Ne fais pas le malin, ta femme et ton fils sont arrêtés !" Il me fit monter chez moi, au quatrième étage, où se trouvaient une dizaine de miliciens. Ils m'ont ligoté sur un fauteuil et ont attendu l'arrivée de Fischer et Wenzel, de la Gestapo. Ces derniers, accompagnés de miliciens, me firent ensuite monter dans une voiture et m'emmenèrent rue Jules Ferry. Là, sachant que j'étais de la Résistance, puisque notre chef avait été précédemment arrêté, les Allemands me torturèrent pour me faire avouer où étaient les dépôts d'armes et connaître les noms des agents de liaison." S'il y avait deux Allemands entre les mains desquels il ne fallait pas tomber, ce sont bien Ferdinand Fischer et Hermann Wenzel, dit "Mexicano". D'après une jeune française, interprète au SD : "Fischer était le plus cruel de toute
la Gestapo. Il frappait les prisonniers jusqu'à ce qu'ils perdent connaissance. On devait toujours faire appel au sanitaire pour les réanimer. Lorsqu'il les menait dans les cellules aménagées dans la cave, il leur donnait des coups de pieds pour les faire descendre l'escalier et torturait certainement les gens jusqu'à la mort." Cette interprète n'explique pas ce qu'elle entend par "sanitaire", toujours est-il qu'il y avait un sous-officier médecin au SD : le Dr Hans Block. Au mois de juillet 1944, Fischer et Wenzel ont été envoyés au SD de Pontivy, afin de faire la chasse aux résistants et parachutistes SAS disséminés dans le Morbihan, après la chute du camp de Saint-Marcel. Responsables de nombreux crimes de guerre, ce sont eux qui ont ordonné l'exécution du capitaine Marienne et de ses hommes désarmés, le 12 juillet à Plumelec. Pour leurs "interrogatoires", rue Jules Ferry, les tortionnaires du SD ont adopté une nouvelle technique, introduite par un certain Eduard Mandrina, SS-Scharführer, originaire de Styrie-Carinthie : "Il
Dr Hans Block, SD Rennes
torturait les prisonniers d'après des méthodes qu'il avait vues dans d'autres pays. Il attachait un prisonnier au mur par les bras, les pieds ne touchant pas terre et les frappait jusqu'à inanition
",  témoigne la jeune interprète. Sportif, ancien champion de boxe, capable d'encaisser les coups, Heno n'a pas parlé, sinon Cheneval ne serait pas en liberté : "Je fus soumis au supplice de la baignoire, pendu par les mains, les pieds ne touchant pas le sol, puis étendu sur une table, bras et jambes écartelés, puis ligoté dans la position assise, le tout accompagné de coups de nerfs de bœuf." Le lendemain, Heno, sa femme Marthe et leur fils André sont écroués à Jacques Cartier. 
2 avril 1944, la chute du réseau F2
42, rue Vasselot
Ses camarades du FN arrêtés puis emprisonnés, on pourrait penser que Cheneval se soit prudemment "mis au vert" par sécurité. Il n'en est rien. Au mois de mars, il s'attire la confiance d'un autre responsable de la Résistance : Ludovic Giraudeau, 26 ans, chef local du réseau de renseignements F2. C'est en compagnie de ce dernier qu'il se rend, le 2 avril 1944, chez Maria Boizart, 66 ans, et sa fille Marie-Thérèse, 22 ans, qui habitent au 42, rue Vasselot, pour y porter le courrier du réseau, qu'ils déposent dans le tiroir d'une commode. Malheureusement, les principaux témoins étant morts en déportation, nous ne disposons que de témoignages de seconde main. Parmi les rescapés du réseau F2, figure Louis Thanguy, 26 ans, lieutenant d'active après la Libération : "J'avais été sollicité par Giraudeau en juillet 1943 et j'avais accepté immédiatement de faire partie de son service, ainsi que ma femme, née Rabin Marie. Le 7 avril, ma femme et moi-même furent arrêtés à notre domicile par quatre agents de la Gestapo : deux Allemands et deux Français, dont j'ignore les noms. Le même jour nous étions incarcérés à Jacques Cartier. Le 29 juin, j'étais déporté en Allemagne, après un séjour de quinze jours à Compiègne. Au cours du voyage jusqu'à Compiègne, j'ai eu l'occasion de prendre contact avec Giraudeau et Gasnier. Mon camarade Giraudeau me raconta les circonstances de son arrestation. Le 2 avril, Giraudeau retrouva le dénommé Cheneval, embauché comme agent trois semaines auparavant, à notre boîte aux lettres, chez Mme Boizart. Il y eut un échange de courrier devant Cheneval. Peu après, Cheneval et Giraudeau sortirent ensemble du domicile de Mme Boizart. Dans la rue, Giraudeau pris congé de Cheneval et, tandis que ce dernier s'éloignait tranquillement, sans être aucunement inquiété, plusieurs agents de la Gestapo surgirent à l'improviste et arrêtèrent Giraudeau. D'après Marie-Thérèse Boizart, Cheneval serait revenu à la boîte aux lettres et, sur exhibition d'un certain papier, n'aurait pas été inquiété par les agents de la Gestapo qui avaient déjà envahi l'appartement de Mme Boizart. Avant l'arrivée de Cheneval, des agents avaient perquisitionné dans l'appartement et, sans aucune hésitation, avaient été directement dans le tiroir contenant le courrier. Il semble évident que Cheneval avait renseigné avec précision la Gestapo, étant donné que quelques instants avant la perquisition, il avait assisté à l'échange de courrier entre Giraudeau et Mme Boizart. D'autre part, Marie-Thérèse Boizart, qui se trouvait présente, raconte que sa mère, voyant Cheneval non inquiété lors de son retour à la boîte aux lettres, avait eu l'imprudence, sur les conseils de Cheneval, de lui confier l'adresse de son fils Alexandre Gasnier. Pour obtenir ce renseignement, Cheneval avait prétendu près de Mme Boizart qu'il désirait prévenir son fils, afin que celui-ci puisse prendre la fuite. Muni du renseignements désiré, Cheneval fila à l'adresse indiquée et prévint Gasnier de ne pas bouger, sans son ordre, prétextant qu'il allait s'efforcer de favoriser sa fuite. Quelques temps plus tard, Gasnier était arrêté. La confiance dont fit preuve Mme Boizart s'explique par le fait que Cheneval et Gasnier étaient d'anciens camarades d'école." Là encore, les agents de la Gestapo qui montent la garde devant l'immeuble sont des membres du Bezen Perrot, ce que confirme André Geffroy, alias "Ferrand" : "Pendant deux semaines, plusieurs gours se relaient pour tendre une souricière dans une villa au 25, rue Baudelaire, mais sans pouvoir arrêter le suspect. Même opération dans un appartement de la rue Vasselot, la famille est arrêtée et déportée." C'est un coup dur pour le réseau F2. Sur les quatorze membres arrêtés, dix ont été déportés, dont six qui ne reviendront jamais. Louis Thanguy sera libéré le 29 avril 1945, au camp de Sandbostel : "Je me suis trouvé à la Kriegsmarine de Brême avec Georges Heno et quand je lui ai dit que nous avions été dénoncés par Cheneval, il m'a dit que c'était le même individu."
14 avril 1944, la fin du réseau "Turquoise-Blavet"
11, rue Gutenberg
Après le Front National, puis le réseau F2, c'est au réseau "Turquoise" de tomber à son tour. Depuis le mois de février 1944, le domicile de Louis Nuss, 39 ans, inspecteur d'assurances, situé au 11, rue Gutenberg, sert de PC aux agents de liaison de ce réseau, dirigé par le jeune Yvon Jézéquel, fils du maire de Lézardrieux. De précieuses informations sont envoyées à Londres grâce à un poste émetteur portatif installé dans le grenier de l'immeuble, au dessus de l'appartement de Mme Le Tallec, également membre du réseau. Sa fille Hélène, 21 ans, vient d'être recrutée comme secrétaire de Charles Geffroy, 62 ans, directeur du Centre d'entraide des travailleurs français en Allemagne, dont les bureaux sont situé au 1, rue Honoré de Balzac, à proximité de la rue Gutenberg. Hélène Le Tallec a une entière confiance en Geffroy, qui devient son amant : "J'ai eu l'imprudence, au mois de mars 1944, de lui confier qu'il existait un poste émetteur dans l'immeuble où j'habitais." La suite n'était que trop prévisible. Lors de son procès devant la Cour de justice, le 17 janvier 1945, et dont on peut lire le compte-rendu dans Ouest-France - qui se trompe (involontairement ?) sur le véritable patronyme d'Hélène Le Tallec - Geffroy expliquera, sans convaincre, avoir agi par jalousie : "J'étais jaloux du nommé Yvon parce que Mlle Le Tallec me causait fréquemment de lui et que je savais qu'elle le recevait chez elle, et ce n'est pas pour me débarrasser de lui que j'ai révélé la présence du poste-émetteur." Les choses n'ont pas traîné. Condamné à mort, le "traître" est fusillé le 6 février suivant. Louis Nuss se sentait surveillé depuis quelques temps : "Nous avons fait disparaître le poste-émetteur de notre domicile, en même temps que tous les documents." Bien leur en a pris. En effet, le vendredi 14 avril, à 6 h du matin, les policiers du SD pénètrent dans l'immeuble pour arrêter Louis Nuss. Par chance, celui-ci était parti pour Paris la veille au soir. Une perquisition est alors effectuée à son domicile et Mme Nuss emmenée aussitôt rue Jules Ferry. Geffroy avait-il voulu épargner la mère de sa maîtresse ? Curieusement en effet, c'est seulement dans la soirée que les Allemands reviennent pour arrêter Mme Le Tallec et la sœur d'Yvon Jézéquel qui était présente. Entre-temps, Yvon avait pu remettre à Hélène Le Tallec une somme de 80 000 F, destinée à élever les enfants du couple Nuss : "J'ai emmené l'argent au bureau de Geffroy qui a vu la somme, m'ayant proposer de garder cet argent pour le mettre en lieu sûr, j'ai préféré le ramener chez moi. Le soir j'ai remis 5 000 F à M. Guyot, rédacteur de L’Ouest-Éclair et membre de notre organisation, pour qu'il se rende à Paris
Adolf Breuer
prévenir M. Nuss.
" L'argent remis, Yvon Jézéquel prend la fuite pour Paris. Le lendemain, Louis Nuss est mis au courant de la situation : "J'ai été avisé par mon ami Paul Guyot, rédacteur de L’Ouest-Éclair, qui appartenait à notre agence, d'avoir à me cacher car la police allemande me recherchait. Dès ce moment, j'ai quitté l'hôtel et 2 h après mon départ, un certain Adolf Breuer, agent allemand de Rennes, s'y est présenté en me demandant, se recommandant d'être un de mes amis." Quelqu'un a donc indiqué l'adresse de l'hôtel parisien au SD, ainsi que la destination d'Yvon Jézéquel, qui est arrêté le dimanche 16 à la gare Montparnasse, puis ramené à Rennes. Le même jour, Hélène Le Tallec est également arrêtée : "Je fus détenue pendant 10 jours à Jacques Cartier et interrogée par la Gestapo. On me demanda où étaient les 75 000 F que j'avais reçus. J'ai été obligée de reconnaître devant les précisions qui m'étaient données que la somme se trouvait chez moi. Le dixième jour de ma détention, Breuer me relâcha en m'obligeant à lui remettre l'argent. Geffroy déclara que c'était grâce à lui si j'avais été libérée (...) Après ma remise en liberté, je suis donc revenue apporter les 75 000 F qui me restaient. Je les ai remis à Breuer, qui a ajouté : "Allez remercier votre chef !"
Là aussi, les conséquences sont dramatiques. D'après Louis Nuss : "Les codes de l'organisation, qui se trouvaient dans une valise jaune, en possession d'Yvon, ont été saisis et utilisés par les Allemands, ce qui entraîna la découverte de sept postes émetteurs, désorganisant ainsi tous les services de l'Ouest (...) Parmi les rescapés, figurait le radio Jourdrain, dont le corps a été découvert après la Libération, dans une fosse située aux environs de Pontivy." Ce radio est Robert Jourdren, fusillé le 18 juillet 1944 à Bieuzy-les-Eaux, avec 13 autres résistants et parachutistes SAS, dont le jeune Jean Pessis "Gray" (Voir sur ce blog). A la date du procès, Hélène Le Tallec est sans nouvelle des déportés : "En ce moment je comprends que mon imprudence d'avoir divulgué à Geffroy la présence d'un poste émetteur dans le grenier de l'immeuble à été la cause initiale de cette affaire." On apprendra plus tard qu'Yvon Jézéquel est mort le 6 janvier 1945 et sa sœur le 1er mars.
Le réseau "Turquoise" démantelé, l'affaire n'en est pas finie pour autant. En effet, les perquisitions terminées, trois membres du Bezen Perrot montent la garde devant l'immeuble : Albert Herry, alias "Rodellec", Patrick Rivoalen, alias "Morgan", et Paul Chérel, pseudo inconnu. Se présente alors un certain... Gustave Cheneval, décidément toujours là où il ne faut pas. C'est un autre membre du Bezen, Guervenou, interrogé sur l'opération de la rue Gutenberg, qui dévoile l'affaire : "Il s'agissait d'un juif qui avait été arrêté par les services de la Gestapo. Cheneval s'est présenté au domicile de ce dernier, peu de temps après son arrestation, et a déclaré aux sentinelles de notre unité qui en gardaient les issues, qu'il venait effectuer une perquisition pour le compte du Hauptscharführer Wenzel. De complicité avec les nommés Rivoalen, Chérel et Herry, il a subtilisé une somme de 200 000 F qu'il a partagé avec ces hommes. C'est l'Allemand Breuer et l'indicateur français Geslin qui découvrirent le vol. Rivoalen fut exécuté par notre groupe. Cheneval, Chérel et Herry furent déportés en Allemagne." La somme est conséquente. Le vol et le pillage étaient une pratique courante au SD, mais à condition de ramener le butin à la caisse commune de la rue Jules Ferry. Le sort de ces trois Bretons, qui font effectivement partie du Bezen Perrot, mais qu'il ne m'a pas été possible d'identifier avec précision, reste encore inexpliqué. Cheneval figure bien sur le registre d'écrous de Jacques Cartier, mais pas Chérel et Herry. Soldats Waffen-SS, ils ont probablement été directement envoyés sur l'Allemagne.
Quoi qu'il en soit, cette arrestation de Cheneval est attestée par le témoignage d'un autre membre du Bezen, André Chevalier, alias "Mareg" : "Alors que j'étais au SD, j'ai eu à garder l'homme que vous me présentez, mais dont je ne connaissais pas le nom, alors que je connaissais un indicateur de la Gestapo qui travaillait avec nous sous le nom de Cheneval et qui n'est pas celui que vous me présentez. C'est au début d'avril 1944 que j'ai eu la garde de l'homme qui est ici. Il venait d'être interrogé par le SD. Il avait la figure en sang, couverte d'ecchymoses et plusieurs dents cassées. Péresse s'est lui-même vanté de l'avoir torturé à plusieurs reprises. Je me rappelle, entre autres, qu'il l'avait suspendu entre deux tables par une barre de fer passée entre les jarrets et les coudes, les mains étant retenues par les menottes et que dans cette position il l'avait roué de coups. Il avait l'air particulièrement acharné contre Cheneval. Péresse disait que Cheneval (celui que vous me présentez avait été dénoncé comme membre de la Résistance par un homme arrêté la veille ou l'avant-veille, beaucoup plus grand, très brun, de 25 à 30 ans), quelques jours plus tard, Péresse m'a dit : "Je lui ai encore foutu une trempe" et il avait l'air enchanté de lui. Il a ajouté que si on l'avait écouté, on ne l'aurait pas expédié en Allemagne, mais descendu tout de suite." D'après cette déclaration de Chevalier, qui ajoute encore un peu plus de confusion à un dossier qui n'en manquait déjà pas, il y aurait donc deux Cheneval à Rennes. Pour l'heure, Gustave Cheneval est incarcéré le 28 avril 1944 à Jacques Cartier, où il retrouve Heno : "Pendant mon internement à Jacques Cartier, Cheneval fut placé par les Allemands dans la cellule occupée par Georges Hardy, qui appartenait à mon groupe. Par la suite, il fut mis dans ma cellule, il y resta trois jours. Pendant sa présence, il ne cessait de me questionner sur l'activité du groupe, cherchant à connaître les dépôts d'armes et les noms des membres. Il reçut un jour la visite d'un membre de la Gestapo, qui lui serra la main et l'appela même "Tatave". Le même fait s'était produit dans la cellule de Hardy."
La déportation
Hartmut Pulmer, SD de Rennes
Ironie du sort, Cheneval est à son tour déporté. Parti de Rennes le 28 mai 1944, il arrive le 7 juin au camp de Neuengamme, pour être ensuite transféré à Misburg puis, à la fin de l'année, à Meppen. Ces deux petits camps de travail étant des satellites de Neuengamme. Un mois plus tard, Heno et Leroux, qui avaient été condamnés à mort par un tribunal militaire allemand, sont à leur tour déportés : "Le 29 juin, Heno et moi avons été avertis par le commandeur de la Gestapo, que nous étions condamnés à mort et le soir même, la prison étant évacuée à la suite d'une percée des Anglais, nous avons été dirigés vers l'Allemagne", déclare Leroux, qui réussira néanmoins à s'échapper du convoi la nuit suivante à Varades, près d'Ancenis. Heno n'aura pas cette chance : "Les Allemands m'ont embarqués dans le train à Saint-Jacques-de-la-Lande le lendemain matin à 2 h et emmené au camp de Compiègne où je restais une dizaine de jours. Là, je fus avisé que ma condamnation était commuée en une peine de dix ans de travaux forcés. De là, je fus envoyé en Allemagne au camp de Neuengamme, où je suis arrivé le 1er août 1944. J'y suis resté une quinzaine de jours et suis ensuite parti dans un commando de travail à Brême, où j'ai travaillé à la base sous-marine. J'y suis resté jusqu'en avril 1945 où, devant l'avance des troupes alliées, nous avons été évacués à pied sur Neuengamme, et de là sur Lübeck.
La tragédie de Lübeck
La tragédie de Lübeck, longtemps occultée par l'histoire, fut un des épisodes les plus dramatiques de la Seconde Guerre mondiale. Alors que Hitler venait de se suicider, et à quelques jours de la reddition du Troisième Reich, les SS décidèrent d'évacuer les camps de Neuegamme et de Stutthof puis de regrouper les prisonniers sur l'ancien paquebot de luxe allemand le Cap Arcona, ancré dans la baie de Lübeck avec trois autres navires : le Thielbek, l'Athen et le Deutschland IV. Arrivés au port de Lübeck, les prisonniers furent obligés de monter à bord de l'Athen, pour être ensuite transbordés sur l'Arcona. Le transbordement terminé, le capitaine du Cap Arcona, estimant son navire surpeuplé (7 000 hommes !), ordonna de retransborder environ 2 000 hommes sur l'Athen. A 14 h 30, une escadrille de la Royal Air Force bombarda les navires qui prirent feu et coulèrent avec leurs passagers. Entre-temps, l'Athen, ayant hissé le drapeau blanc, avait pu regagner les quais de Neustadt. Heno ne disant pas sur quel navire il était, on peut logiquement en déduire qu'il faisait partie des miraculés de l'Athen : "Vers le 20 avril, nous avons été embarqués 13 000 sur quatre bateaux : le Cap Arcona, le Tilbeck, le Deutschland et l'Athéné. Ils nous ont conduits en pleine mer. Un combat s'est engagé entre ces bateaux et des avions anglo-américains qui nous ont torpillés et coulés. Notre bateau s'étant approché près de la côte, j'ai pu rejoindre celle-ci avec des camarades. Les chars anglais sont arrivés et nous ont délivrés. Mais 10 000 de nos camarades sont morts noyés. Cela se passait le 3 mai 1945."
Le retour en Bretagne
Revenue de son exil lyonnais après la Libération , la résistance Andrée Récipon avait transformé son château de Laillé en un centre de convalescence pour déportés, dont certains dans un état d'extrême faiblesse. C'est là qu'arrive Georges Heno, le 30 mai 1945, après avoir transité par l'hôtel Lutetia, puis le centre d'accueil de Rennes : "Une des premières personnes que je rencontrai fut l'homme en imperméable qui avait procédé à mon arrestation. J'ai demandé autour de moi qui était cet homme. On me répondit que c'était un déporté politique du nom de Marchand. Je rétorquais alors que c'était faux et expliquai qu'il avait procédé à mon arrestation comme milicien. Craignant de commettre une erreur, je n'ai alors rien fait contre cet homme. J'étais très fatigué, je pesais 42 kg, et ne pouvais marcher qu'avec deux cannes. J'ai quitté Laillé quatre ou cinq jours après pour rentrer chez moi. Là, ayant réussi à me procurer une photo de cet individu, photo qui avait été prise par des camarades dans son portefeuille à Laillé, j'acquis la conviction formelle que je ne m'étais pas trompé et que cet individu était bien le milicien qui m'avait arrêté." D'après Mlle Récipon : "Il est possible que le soi-disant Marchand ait été un milicien, car dès aussitôt que Heno est arrivé chez moi, Marchand a quitté mon château." Le 8 juillet 1945, alertés, les gendarmes de la brigade de Guichen rendent visite à Mlle Récipon : "Le 18 avril 1945, est arrivé chez moi un nommé Marchand Joseph, qui a déclaré qu'il avait été pris dans une rafle faite par les Allemands et ensuite déporté en Allemagne. Cet homme a quitté la maison de repos le 18 juin, puis hier, il est revenu me voir pour me dire bonjour. Au cours de son séjour, il s'est fait remarqué par ses camarades pour de petits vols. A cette époque, étant absente, je n'ai pu vous prévenir plus vite. Ce n'est qu'hier, lorsqu'il est revenu me voir que je vous ai avisé de sa présence." Le suspect est immédiatement arrêté : "Il nous a présenté des papiers d'identité au nom de Marchand Joseph, né en 1920 à Royan. En le fouillant, nous avons découvert un extrait d'acte de baptême au nom de X." Les papiers sont faux évidemment. En réalité, Marchand, que nous continuerons d'appeler ainsi, est né en 1920 à Queyrac, en Gironde.
Les pérégrinations d'un Gascon sous l'occupation
En 1942, ayant vu dans une annonce que l'on demandait des ouvriers pour travailler en Lorraine, Joseph Marchand quitte Gaillan, dans le Médoc, pour venir se faire embaucher par l'Office Foncier d'Entreprises, rue Poullain Duparc à Rennes. Six mois plus tard, il est  envoyé à Ludwigshafen, ville située à proximité de Mannheim, où il creuse des tranchées pendant cinq mois. Durant son séjour à Rennes, Marchand semble avoir été acquis à la cause bretonne puisqu'il reconnaît s'être inscrit au PNB. Son nom figure d'ailleurs sur la liste des abonnés de L'Heure Bretonne. En juillet 1943, il revient en France comme "réformé du travail". Après un séjour chez sa mère en Gironde, il demande à passer une visite médicale pour retourner en Allemagne. Reconnu apte, il signe un contrat d'un an, le 14 septembre 1943, puis est envoyé à Kaiserslautern, toujours dans la région de Mannheim, où il est employé au service des chemins de fer jusqu'au 8 mai 1944. Il est ensuite embauché par une scierie jusqu'au 6 octobre 1944, date à laquelle un parisien, membre du PPF et employé au bureau du travail de Kaiserslautern, le fait s'enrôler dans la légion Brandebourg, pour la durée de la guerre : "J'ai été revêtu de l'uniforme de la Wehrmacht. Fin décembre 1944, la légion Brandebourg a été versée dans la Waffen SS. dans ces formations, j'ai toujours été affecté au service médical et n'ai participé à aucune opération de guerre." Le 7 mars 1945, les Américains franchissent le pont de Remagen, sur le Rhin, entre Cologne et Montabor. C'est dans cette dernière ville que Marchand déserte et troque son uniforme contre des vêtements civils. La rencontre avec les Américains se fait à Dillenburg, près de Marbourg : "Aux autorités américaines, je me suis présenté comme travailleur requis sous le nom de Joseph Marchand, né à Royan. Il m'a été délivré une pièce à ce nom et c'est avec celle-ci que j'ai pu par la suite me faire délivrer les papiers suivants : une feuille de rapatriement à Maubeuge; une carte d'alimentation et une carte de vêtements à Rennes, au nom de Marchand." Après avoir, comme tous les déportés de retour d'Allemagne, transité par l'hôtel Lutetia, et probablement encaissé la prime d'accueil de 1 000 F, Marchand arrive à Rennes le 14 avril 1945, pour être ensuite dirigé sur Laillé.
Le retour de Gustave Cheneval
Deux mois plus tard, le 10 juin, c'est au tour de Cheneval de revenir à Rennes. C'est le résistant André Heurtier, membre du CDL, qui se rend à la gare : "Une nuit du mois de juin 1945, j'ai accueilli "Tatave" à son arrivée à Rennes, vers 1 h 30 du matin. Je lui ai proposé de le conduire dans sa famille avec ma voiture. Il a préféré rester au centre d'accueil, ce qui m'a surpris, et j'ai su que le lendemain matin de bonne heure il était parti. Il n'y avait pas eu de télégramme envoyé par l'hôtel Lutetia, comme cela se faisait." Heurtier, découvrant alors la plainte déposée par Heno au CDL, début juin, le signale à la police qui se rend à son domicile pour l'arrêter, mais il avait disparu. C'est sa sœur qui reçoit les policiers : "Mon frère est arrivé vers 7 h à la maison. Il n'était porteur que d'un paquet qui lui avait été remis au centre d'accueil. Il nous expliqua qu'il avait été arrêté par la Gestapo et qu'il avait été trouvé porteur de papiers compromettants. Après le déjeuner, il nous déclara qu'il allait rendre visite à des camarades et qu'il se rendait le jour-même au Mans." Le 15 juin 1945, probablement informé qu'il était recherché, Cheneval écrit de Paris à la police judiciaire de Rennes pour protester contre l'inculpation dont il était l'objet et affirme qu'il se constituerait prisonnier. Ce qu'il ne fera pas. Interrogée le 20 décembre 1945, sa mère ne sait pas où il est et n'a aucune nouvelle : "Cependant je puis dire que j'ai toujours eu du mal à me faire obéir." Pendant ce temps, la procédure suit son cours et, le 3 mars 1946, Cheneval est condamné à la peine de mort par contumace. Quelques mois plus tard, sans que l'on sache trop comment, la police finit par mettre la main sur le fugitif : "Je suis rentré en France au titre de déporté politique. Je suis allé me soigner dans les Alpes, c'est ce qui fait que je n'ai pas connu la procédure de contumace intentée contre moi. J'ai été arrêté à Megève, je n'ai pas tenté de m'enfuir en Suisse car je tenais à venir m'expliquer devant mes juges."
Où l'on découvre que Cheneval était un agent double...
Le 13 mars 1947, un an après sa première condamnation par contumace, Cheneval comparaît devant la Cour de justice de Rennes où il se présente en authentique résistant : "La preuve c'est que j'ai été torturé et déporté." Accusé d'avoir été un agent de renseignement au service des Allemands, il s'en défend en livrant une explication assez étonnante, pour un homme recruté depuis seulement trois semaines par Giraudeau : "Je nie avoir jamais fait partie du service de renseignement du SD, mais au contraire, j'ai fait partie du 2ème Bureau Français sous le N° 18 027, sous les ordres d'un surnommé "Stan", et je reconnais que sur les ordres de mon chef, je me suis fait passer pour un agent de renseignement du SD auprès des miliciens Perrot pour obtenir des renseignements sur eux et prendre des photos de leurs chefs." L'accusé nie également avoir dénoncé les résistants du FN et affirme n'être pour rien dans l'arrestation de Heno : "Si ceux qui ont été arrêtés en même temps que moi ont été déportés, c'est qu'ils avaient été trouvés porteurs de revolvers, tandis que moi j'ai pu montrer mes papiers que je revenais de travailler en Allemagne. Le soir même, après ma libération, j'étais allé au domicile de Heno pour le prévenir, mais je n'ai vu que l'associée de sa femme qui m'a dit que Heno n'était pas encore rentré." En ce qui concerne l'affaire du réseau Turquoise, les policiers du SD auraient donc attendu qu'il quitte Giraudeau, pour arrêter ce dernier : "Quant à l'affaire Boizart, je suis bien allé le matin chez Mme Boizart avec mon chef "Stan", qui doit être Ludovic Giraudeau. Si je n'ai pas été arrêté comme lui, à la sortie, c'est qu'il m'avait envoyé au devant d'amis, à la gare, arrivant de Dinan et me donnant rendez-vous l'après-midi même au 42, rue Vasselot. C'est ce qui explique que je suis revenu l'après-midi et que j'ai trouvé Mme Boizart seule, surveillée par deux agents du SD." Cela ne correspond pas vraiment au témoignage recueilli par Yves Thanguy. Mais, Ludovic Giraudeau et Maria Boizart étant morts en déportation, Cheneval ne risque pas d'être contredit. Au sujet de l'affaire Nuss, qui ne fait pas partie des chefs d'accusation retenus contre lui, l'accusé déclare : "Il est inexact que j'ai été arrêté par la Gestapo pour le vol commis chez Nuss, mais je reconnais bien être l'auteur du vol de 200 000 F commis chez Nuss sur indication d'un milicien Perrot. J'avais pris cet argent pour fuir et c'est à la gare de Rennes que j'ai été arrêté au moment de prendre le train." Ayant réponse à toutes les questions, Cheneval affirme être victime d'une "atroce confusion". Selon lui, un autre membre de la Formation Perrot, qui portait le même patronyme que lui, mais se prénommait Alexandre, était au service des Allemands : "C'est lui qui a provoqué ces arrestations et ces déportations". Il a en partie raison. Il y avait bien un autre Cheneval, prénommé Georges, au service des Allemands. Il n'était pas au Bezen Perrot mais au Groupe d'Action du PPF. Le problème c'est que ces supplétifs du SD, cantonnés rue d’Échange et chargés de faire la chasse aux réfractaires, ne sont arrivés à Rennes que le 8 juin 1944. Une confrontation aurait certainement permis de clarifier la situation, mais ce véritable assassin, condamné à mort par contumace, est lui aussi en fuite. Jouant habilement sur l'absence de preuves formelles, l'avocat de Cheneval produit également une lettre rédigée quelques jours avant le procès par le Briochin Jean Le Briquer, qui fut le compagnon d'infortune du déporté : "J'ai connu Cheneval au départ de la prison de Rennes, le 28 mai 1944. J'ai toujours eu l'impression que ce garçon était détraqué et était, si l'on peut dire, tout fou ! (...) L'attitude de Cheneval au camp de concentration a toujours été une attitude de vrai français, exemplaire et propre. Ce garçon a beaucoup souffert physiquement, mais a toujours eu bon moral, aidant les camarades et soutenant moralement et selon ses forces, ses camarades plus malades que lui. Je me rappelle qu'à la fin juin 1944, Cheneval a été volontaire à Neuengamme pour une transfusion de sang, à faire auprès d'un Français victime d'un bombardement (...) Je souhaite que Cheneval soit jugé avec beaucoup d'humanité, car ce qu'il a souffert a été atroce et que vu son âge, on doit lui laisser une chance de refaire sa vie." Le doute profitant à l'accusé, à la majorité des voix, Cheneval est acquitté de toutes les charges qui pesaient contre lui.
... et que Jean Marchand avait un sosie
Ouest-France, 19/9/1945
Décidément, il était dit que cette affaire Heno ne serait pas comme les autres. Le 18 septembre 1945, Joseph Marchand comparaît devant la Cour de justice de Rennes pour "intelligence avec l'ennemi". Le passé de l'accusé ne plaidant pas vraiment pour lui, cela se présente mal. N'ayant ni alibi solide ou témoin pouvant prouver qu'il n'était pas à Rennes au moment des faits, Marchand va jusqu'à inventer l'existence d'un frère jumeau qui aurait arrêté Heno à sa place... Sans surprise, "Le Gascon devenu autonomiste breton et auxiliaire de la Gestapo", comme le titre Ouest-France, est condamné aux travaux forcés à perpétuité et à la dégradation nationale à vie. Le pourvoi déposé par son avocat étant rejeté le 9 octobre 1945, il est incarcéré à la centrale de Fontevrault. Pour autant, Marchand ne lâche pas l'affaire. La 26 juillet 1946, à sa demande, le commissaire du gouvernement fait interroger un certain Jean Martin, toujours détenu à la prison Jacques Cartier : "J'ai fait la connaissance du nommé Marchand, dont il s'agit, le soir de sa condamnation, alors qu'il fut placé dans la même cellule que moi et Malrieu. Malrieu, qui appartenait à la milice Perrot de Rennes, et moi à la SD, nous fûmes convaincus que le nommé Marchand n'était autre qu'un nommé Hervé, qui était au service de renseignement de la SD et qui appartenait à la milice Perrot. Ce n'est qu'au cours de notre conversation que Marchand nous fit connaître qu'il n'avait rien de commun avec le nommé Hervé. Il n'en reste pas moins vrai qu'à nos yeux, il était son sosie." Le 20 août suivant, c'est au tour de Jacques Malrieu, alias "Héric" au Bezen, détenu à la prison de Laval, d'être interrogé : "Je n'ai fait sa connaissance que le soir de sa condamnation, lorsqu'il fut mis dans la même cellule que moi. Dès qu'il est arrivé, je l'ai pris pour un agent de la SD de Rennes, un dénommé Hervé avec lequel il avait une ressemblance étonnante. J'en ai fait la réflexion à Martin qui avait la même idée que moi." Convenons que la ressemblance entre ces deux jeunes hommes est assez troublante. Seule une confrontation entre Heno et les deux suspects aurait permis de résoudre cette affaire de sosie. Cela ne sera pas possible. Derrière ce visage juvénile, se cache en effet un des plus redoutables agents du SD, qui avait infiltré le groupe Gallais de Fougères avec son épouse. Condamné à mort par contumace, René-Yves Hervé a pris la fuite avec le Bezen Perrot pour l' Allemagne où il va refaire sa vie sous une fausse identité.
Joseph Marchand
René-Yves Hervé



















Le 15 octobre 1946, Marchand ayant déposé une demande de révision de son procès, le commissaire du gouvernement fait part au procureur de faits nouveaux : "J'ai confronté les photographies des nommés Marchand et Hervé. Tous deux portent des lunettes et il est certain qu'il existe une ressemblance entre eux. Il est possible qu'il y ait eu confusion de Heno entre Marchand et Hervé, dont le zèle au sein de SD est bien connu." Cependant, l'élément le plus déterminant va être le témoignage d'un ancien camarade de Marchand en Allemagne, qui affirme que ce dernier se trouvait encore à Einsiedlerhof le 16 février 1944 : "Il semble que l'on puisse sérieusement mettre en doute la culpabilité de Marchand, du moins quant à l'arrestation de Heno", conclue le commissaire du gouvernement. Finalement, le 18 janvier 1948, la Cour de cassation de la chambre criminelle prononce : "Attendu que si Marchand a reconnu s'être engagé dans la légion Brandebourg, il a toujours nié par contre, avoir participé à l'arrestation du sieur Heno (...) Attendu qu'il existe entre Marchand et le sieur Hervé, ex-agent de la Gestapo de Rennes, une ressemblance pouvant faire supposer que ce serait le dit Hervé qui aurait procédé à l'arrestation du dit Heno (...)Que d'autre part, les employés de la Reichsbank à Kaiserslautern ont affirmé que Marchand se trouvait de service de nuit, dans la semaine allant du 13 au 20 février 1944, que ce fait est en outre consigné sur le registre du travail, tenu à la dite gare, qu'il était dès lors impossible que Marchand ait pu se trouver à Rennes le 18 février. Par ces motifs, casse et annule l'arrêt de la Cour de justice d'Ille-et-Vilaine, mais seulement en ce qui concerne sa participation à l'arrestation de Heno. La déclaration de culpabilité relative à l'autre infraction et la peine appliquée demeurant expressément maintenue. Marchand avait été condamné à cinq ans de prison pour cet engagement dans la légion Brandebourg. Il sera libéré le 27 décembre 1948.
Printemps 1944, une résistance rennaise décimée
Roger Le Neveu
Le bilan de ces opérations du SD est lourd. A la fin du printemps 1944, les mouvements et réseaux de résistance implantés à Rennes sont décimés. Cela avait commencé le 11 octobre 1943, lorsque Roger Le Neveu, cet agent des Allemands qui avait infiltré le réseau Bordeaux-Loupiac, dont le chef régional était le pharmacien André Heurtier, démasque Jean-Claude Camors au café de l’Époque, et l'abat d'un coup de revolver. Après le Front National, le réseau F2, puis Turquoise-Blavet, c'est au tour du réseau Bordeaux-Loupiac de tomber avec l'arrestation, le 20 avril à leur hôtel du Cheval d'Or, d'Anne-Marie Tanguy et de sa fille. Puis, le 5 mai, c'est Défense de la France qui est décimé suite à l'arrestation de Françoise Élie. Enfin, le 10 mai, Maurice Prestaut, de Libé-Nord, tombe dans une souricière tendue par le SD et le Bezen Perrot, rue de Châteaudun. Après le Débarquement, c'est une autre forme de répression qui se met en place contre les maquisards bretons. L'heure n'est plus aux peines de mort prononcées par les tribunaux militaires, mais aux exécutions sommaires et aux fosses communes.
Pour en savoir plus sur les patriotes déportés cités dans cet article, consultez :